Comment la démocratie suisse absorbe le populisme

La Suisse et son système politique font figure de modèles pour de nombreux partis populistes en Europe. Pourtant, chez nous, même en année d’élections fédérales, ce n’est pas un enjeu. Décodage

Lise Bailat

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De Rome à Berlin, de Budapest à Paris, on n'a parlé que de cela durant des mois: quel serait donc le score des partis populistes aux élections européennes? Le 26 mai, la vague eurosceptique s'est matérialisée dans les urnes. La prochaine législature sera dominée en partie par les droites traditionnelles et extrêmes, même si les Verts ont confirmé leur progression.

En Suisse aussi 2019 est une année d’élections. Le peuple et les cantons renouvelleront leurs autorités fédérales cet automne. Pourtant, la montée du populisme n’est pas un réel enjeu. Pourquoi? Le pays serait-il une île imperméable aux bouleversements politiques qui secouent le continent? Non, répondent en chœur Pascal Sciarini, Yannis Papadopoulos et Nenad Stojanovic, trois politologues de l’Université de Genève (UNIGE) et de Lausanne (UNIL) que nous avons sollicités. Mais la situation helvétique est tout à fait particulière. Voici pourquoi.

1. Le populisme en Suisse, un gros mot?

Quand on dit populisme en Suisse, les projecteurs se braquent immédiatement sur un parti: l’UDC. Est-ce une formation populiste? «On parle de l’UDC comme d’un parti national- conservateur, ce qui est correct. Mais il y a pour moi dans le discours UDC des éléments populistes, précisément dans l’appel au peuple contre des élites qui n’agiraient pas correctement», affirme Pascal Sciarini, professeur en sciences politiques à l'UNIGE. “Le discours de Christoph Blocher est clairement populiste. D’autres personnalités de l’UDC n’ont pas la même approche. Mais le parti, aujourd’hui, est quand même à son image», ajoute Nenad Stojanovic, professeur FNS à l'UNIGE. Pourtant, dans le discours commun, on qualifie rarement l’UDC de parti populiste. Un tabou suisse? Yannis Papadopoulos n’est pas d’accord: «Ceux qui sont contre l’UDC la traite régulièrement de populiste», ce qui selon lui est «techniquement correct».

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Pour en expliquer les raisons, il faut s’entendre sur ce qu’est le populisme. Nos trois experts s’accordent sur une définition de base: «Le populisme est une idéologie qu’on peut retrouver un peu partout sur l’échiquier politique. La base minimale est la glorification du peuple, considéré comme un tout homogène, dont la souveraineté doit s’exercer sans entrave, explique Yannis Papadopoulos, professeur en politique suisse à l’UNIL. À cela s’ajoute un côté antiélites. On joue la grande majorité contre un nombre restreint d’élites affublées de caractéristiques négatives: incompétence, égoïsme, etc». Pascal Sciarini y ajoute aussi la propension des populistes à faire appel à un discours simpliste, au besoin en recourant à la stratégie du bouc émissaire.

Est-ce positif ou négatif? «Pour moi, être populiste n’est pas connoté négativement. On parle d’idéologie populiste, comme d’idéologie socialiste ou libérale», affirme Yannis Papadopoulos. «Il y a un grand débat au sein des milieux académiques sur le populisme. Certains y voient des côtés positifs: il permet à toute une série de personnes qui n’étaient pas représentées à travers les partis traditionnels de s’engager dans le débat. On le voit en France, pour prendre un exemple récent. Mais à partir du moment où un parti populiste s’empare du pouvoir, il a une tendance à détruire les institutions qui lui ont permis d’y arriver. Le danger, c’est l’intolérance inhérente au populisme», ajoute Nenad Stojanovic, citant le cas du Venezuela ou de la Hongrie.

2. Le cas du MCG et de la Lega dei Ticinesi

L’UDC n’a pas l’apanage du populisme en Suisse. La Lega au Tessin, et le Mouvement citoyens genevois répondent aussi à la définition, selon les experts. «Il y a dans leur discours cette idée d’une défense culturelle, identitaire, qui se double d’une défense économique, mais à un niveau cantonal, analyse Pascal Sciarini. Les deux partis sont, cela dit, un peu différents de l’UDC, parce que sur les questions de politique économique et sociales, ils ont aussi des filtres de gauche». Yannis Papadopoulos ajoute: «Pour moi, le MCG est un exemple de populisme centriste». Et la Lega? Tessinois d’origine, Nenad Stojanovic a une idée claire sur le sujet: «Selon la définition, elle mène un populisme de droite, dans la mesure où elle parle d’un peuple ethniquement unifié.»

3. Et les populismes de gauche?

Le populisme existe aussi à gauche. Mais en Suisse il est plus difficile à identifier. Pascal Sciarini explique: «Le populisme de droite met l’accent sur le peuple en tant que nation et articule son discours sur les questions culturelles et identitaires. Le populisme de gauche, lui, est un populisme de classe. Les enjeux sont économiques. On cherche à défendre le peuple des opprimés, des défavorisés contre les nantis. En Suisse, on a des traces de ce populisme de gauche, à l’extrême gauche, notamment à Genève.» Le professeur genevois se souvient de prises de position antifrontaliers venant de la gauche, dans l’idée que les frontaliers menaceraient économiquement les résidents cantonaux. «Il y a aussi des éléments populistes dans le discours de la gauche et de l’extrême-gauche suisses, mais ils sont moins prononcés», affirme Yannis Papadopoulos. «Au Tessin, il existe un Mouvement pour le socialisme, qui incarne le populisme de gauche», ajoute Nenad Stojanovic. Mais ce courant-là reste marginal en terres helvétiques. Pourquoi? Pascal Sciarini a une explication: «Le populisme de droite est dominant en Suisse parce qu’il est incarné par l’UDC sur un discours identitaire et que le pays n’a pas eu de crise économique majeure qui aurait pu favoriser un discours populiste de gauche.»

4. Pourquoi le populisme n’est pas un enjeu des fédérales

La Suisse ne fait donc pas figure d’exception dans le paysage politique européen. Presque 30% des votants ont élu en 2015 des représentants d’un parti populiste à Berne. Pourtant, à l’aube des élections fédérales, la montée du populisme n’est pas un thème de campagne. Et pour cause:  «D’une manière objective, la possibilité réelle que l’UDC obtienne la majorité au parlement, au Conseil fédéral et dans les Cantons n’existe pas. On sait que c’est un parti important. Mais 30%, ce n’est pas 51%“, explique Nenad Stojanovic. Autrement dit, le risque réel d’une dérive autoritaire par la prise du pouvoir d'un seul parti n’est guère marqué en Suisse. Pascal Sciarini souligne une autre composante: “Le populisme est peu dangereux en Suisse parce que nous avons des institutions solides et une démocratie qui fonctionne. Il y a une forme de maturité, de respect des règles du jeu de la part du peuple et des partis politiques.»

5. La démocratie suisse, frein ou accélérateur de populismes?

C’est tout le paradoxe. La démocratie semi-directe fait rêver nombre de partis populistes européens, du Front national à l’Alternative für Deutschland en passant par Cinque Stelle en Italie. Ils y voient la manière de rendre la parole au peuple. C’est parce qu’ils ne comprennent pas le système suisse, rétorque Nenad Stojanovic. Ce dernier mène un projet de recherche sur le sujet. Avec pour thèse: la démocratie directe est un frein au populisme. Il explique ses premiers résultats: «Un tel système démocratique, pratiqué fréquemment et pas tous les dix ans, crée par sa nature même une situation où tous les votants sont parfois perdants, parfois gagnants. C’est fondamental: personne n’est toujours en majorité ou en minorité. Et cela démontre de façon permanente qu’il n’existe pas de peuple unifié ou homogène comme les populistes aiment en donner l’illusion.»

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Deuxième bienfait de la démocratie directe à la mode helvétique: elle fait office, selon lui, de soupape de sécurité. «Elle permet à certaines expressions qu’on peut qualifier de populistes de pouvoir s’exprimer. Chacun peut lancer une initiative populaire ou saisir le référendum. En Suisse, si vous ne voulez pas d’une surtaxe sur l’essence, vous n’avez pas besoin d’occuper les Champs-élysées.» Pascal Sciarini le rejoint: «On cite toujours, pour accréditer la thèse selon laquelle la démocratie directe favoriserait le populisme, le vote sur les minarets ou sur l'immigration. C’est oublier que, dans leur majorité, les votes populaires donnent raison aux autorités.» Il ajoute: «La démocratie directe a aussi permis en un sens de recadrer et de tenir les élites sous contrôle.»

Pour autant, les deux politologues de l’Université de Genève n’idéalisent pas le système suisse. «On ne peut pas nier que la montée en puissance de l’UDC a été favorisée par la démocratie directe. Le parti a pu lancer des initiatives, actionner des référendums pour favoriser son discours”, affirme Pascal Sciarini. À Lausanne, Yannis Papadopoulos résume: «Le populisme n’est pas une conséquence de la démocratie directe. Mais la démocratie directe est un de ses canaux d’expressions. Les populistes arrivent au pouvoir par des élections.»