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Afin de mieux comprendre à quoi sont confrontées les victimes de pollution sonore, l’équipe data de la «Tribune de Genève» et de «24 heures» a effectué une série de mesures du bruit routier en plusieurs points de Genève et Lausanne.
Pour y parvenir, des dispositifs développés par une société d’ingénierie alémanique ont été installés directement sur les rebords de fenêtres de volontaires, le long d’artères fréquentées. Durant près de deux mois, microphone face à la rue, ces appareils ont enregistré le bruit venant de la route, captant chaque seconde, de jour comme de nuit, qu’il pleuve ou qu’il vente. Pas moins de 15 millions de turbulentes données ont été ainsi collectées, permettant une analyse plus fine du paysage sonore citadin.
Quand ils ont emménagé au pied de la rue du Valentin, à Lausanne, Laura et Joaquim Manzoni savaient. Une telle montée, qui plus est précédée d’un rond-point, est propice aux coups d’accélérateur qui s’embarrassent peu du voisinage. «Mais l’appartement présente beaucoup d’avantages et nous nous y sommes installés en mai 2017.» Quatre ans et deux semi-confinements plus tard, comment le couple et ses deux enfants vivent-ils avec le bruit routier? «Le bruit de fond n’est pas trop pénible mais les pics sont insupportables. On sursaute à chaque fois», répond Joaquim Manzoni.
La configuration des rues invite en effet les conducteurs à mettre les gaz sous le balcon familial. «Certains se réjouissent. Un habitant du quartier possède une Maserati, il pourrait partir directement vers le haut du Valentin, mais il préfère descendre et faire le rond-point pour ensuite accélérer dans la montée. C’est son petit plaisir tous les matins.» Il n’est pas seul, il y a tous les autres, ceux qui «ne font même pas exprès»: les deux-roues, les camions qui manœuvrent pour livrer les commerces du quartier et quelques vieux bus des Transports publics lausannois, de ceux «qui font vibrer l’immeuble quand ils démarrent».
«Un voisin possède une Maserati. Il pourrait partir directement vers le haut du Valentin, mais il préfère descendre et faire le rond-point pour ensuite accélérer dans la montée. C’est son petit plaisir tous les matins.»
À l’emménagement, le couple a modifié l’agencement du logement. Alors que les chambres étaient placées côté route, elles donnent désormais sur le petit parc situé à l’arrière de l’immeuble. Toute la famille échappe ainsi aux nuisances nocturnes. «Nous avons aussi la chance d’avoir de bonnes fenêtres dans la pièce à vivre. Le problème, c’est qu’elles restent ouvertes tout l’été car l’immeuble est mal isolé», explique Laura Manzoni. La voisine du dessous est restée à l’ancien modèle, paraît-il. «Je peux vous dire qu’elle en souffre beaucoup.» Si Madame Manzoni n’imagine pas déménager à cause du bruit, Monsieur semble plus contrarié: «À la longue, c’est vraiment pesant. Il y a le bruit, mais aussi les autres aspects liés à la circulation, comme l’encombrement de l’espace public et la pollution. Le revers de la médaille quand vous habitez au centre d’une ville.»
Tous deux membres du Parti ouvrier populaire lausannois, les Manzoni sont favorables à ce que le 30 km/h de nuit soit étendu à Lausanne. Il faut dire que, pour l’instant, la mesure prend fin au pied de leur immeuble. «Ça offre une autre bonne raison d’accélérer en sortant du rond-point. Les conducteurs se retiennent sur l’avenue Vinet puis se lâchent pour monter le Valentin, observe Joaquim Manzoni. Mais juste en face, dans la zone concernée, les gens sont ravis. En termes de décibels, c’est le jour et la nuit.»
Le bruit provoqué par les véhicules à moteur est-il la principale cause de pollution sonore en ville? Pour en avoir le cœur net, la Tribune de Genève et 24 Heures ont installé des capteurs sur les bords de fenêtre de volontaires à Genève et Lausanne. Objectif: recueillir durant plusieurs semaines d'affilée, 24h/24, pendant et hors confinement, les émissions de décibels provoqués par la circulation routière.
Le résultat? Une photographie à la fois unique et éclairante du bruit des voitures en ville, dont nous vous restituons ici la substantifique moelle.
Premier constat: dans deux lieux sur trois, le niveau sonore moyen dépasse les valeurs limites d’exposition recommandées par l'Ordonnance fédérale de protection contre le bruit (OPB), fixées à 65 dB(A) le jour et 55 dB(A) la nuit. À Genève I, rue de Lausanne, les données récoltées situent le niveau sonore moyen à 68,62 dB(A) en journée. Lausanne et sa rue du Valentin arrivent en deuxième position avec 66,35 dB(A) en moyenne par jour. Seule Genève II, route de Florissant, affiche un très raisonnable 64,08 db(A) de moyenne entre 6h et 22h. «Les mesures récoltées sont passionnantes et très instructives, s’enthousiasme Peter Ettler, président de la Ligue suisse contre le bruit. Elles démontrent bien les limites de l’OPB. Cette ordonnance date des années 80; les mesures d’alors avaient été effectuées avec des outils préhistoriques en regard de ceux dont nous disposons aujourd’hui. L’OPB est obsolète, elle n’est plus du tout adaptée à la vie moderne.»
La nuit, le constat est encore plus criant puisque passé 22h, tous les points de mesure chahutent allègrement la limite de 55 dB(A) de l’OPB, avec 64,43 dB(A) à Genève I, 56,37 dB(A) à Genève II et 60,65 db(A) à Lausanne. Des chiffres déjà élevés alors que les lieux culturels et les établissements festifs sont fermés, réduisant ainsi la présence de noctambules sur la route. Plus inquiétant encore, rue de Lausanne, on s’approche dangereusement de la valeur d’alarme de 65 dB(A) la nuit, elle aussi fixée par l’OPB.
Imaginez un instant vivre en permanence en pleine conversation. Une conversation qui ne s’arrêterait jamais, mais qui s’atténuerait légèrement la nuit. C’est le quotidien de Félicien et sa famille. Installés dans un bel appartement sur la route de Florissant, ils n’ouvrent presque jamais les fenêtres, prenant bien malgré eux le contre-pied des recommandations fédérales en cette période de pandémie.
L’endroit où vit Félicien n’est certes pas le plus bruyant de Genève (64 dB(A) en moyenne en journée, donc légèrement en dessous des normes recommandées dans l’Ordonnance de protection contre le bruit), mais lui et sa famille font quotidiennement les frais de nombre d’incivilités routières.
«Par chance,les fenêtres des chambres ne donnent pas de ce côté de la rue, si bien que nous passons des nuits relativement tranquilles.»
Le pic de décibels le plus élevé parmi nos 15 millions de mesures a été enregistré ici. Un samedi matin à 11 heures, un véhicule s’est tranquillement autorisé une accélération à 108 dB(A). Un peu comme si une scie circulaire s’invitait soudain sous votre fenêtre à l’heure du brunch. Plus largement, l’appartement de Félicien possède un triste record: celui des pics de bruit les plus élevés enregistrés par nos appareils de mesure. «Le brouhaha ambiant, franchement, on s’habitue. Ce sont les pics de bruit qui sont agaçants. Nous vivons sur une ligne droite, et relativement loin des feux rouges; pour le coup, certains prennent de l’élan sous nos fenêtres», explique ce père de famille. Autre motif de nuisance: les pots d’échappement modifiés de façon illégale. «Par chance,les fenêtres des chambres ne donnent pas de ce côté de la rue, si bien que nous passons des nuits relativement tranquilles.»
La famille a même connu une embellie durant le semi-confinement. «Nous sommes sur une route très fréquentée par les pendulaires et les frontaliers. Avec le couvre-feu fixé à 18 heures en France, les gens rentraient plus tôt chez eux et ça s’est beaucoup ressenti sur le trafic en fin de journée.» Autre bénéfice surprise du semi-confinement: la pollution. «Habituellement, nous avons régulièrement un dépôt noirâtre sur nos meubles, certainement dû aux pots d’échappement des véhicules. Cette pellicule s’est considérablement atténuée ces dernières semaines! J’imagine qu’il en va de même pour nos poumons…»
La messe est dite? Pas encore. En regardant de plus près les moyennes sonores heure par heure, on s’aperçoit que les courbes sont composées de multitudes de pics de son. Une analyse fine prouve que nos volontaires ont largement de quoi être irrités: la valeur d’alarme de l’OPB, fixée à 70 db(A) en journée – soit l’équivalent du bruit d’un aspirateur – est en moyenne dépassée 13’268 fois par jour à Genève I, 4143 fois à Lausanne et 2140 fois à Genève II. Selon les spécialistes, ce sont justement ces pics sonores qui sont les plus délétères. «Le cerveau humain est extraordinaire, il s’habitue au brouhaha. C’est la répétition d’un bruit isolé, et qui est perçu par certains comme dérangeant, qui crée la pénibilité et la fatigue», explique le Dr Othman Sentissi, psychiatre aux Hôpitaux universitaires de Genève.
Sous les fenêtres de nos volontaires, les pics s’avèrent si fréquents qu’ils peuvent être traduits en «temps de souffrance cumulée». Ainsi les riverains de la rue de Lausanne affrontent quotidiennement au minimum deux heures de souffrance auditive. Certains mauvais jours, cette exposition douloureuse supérieure à 70 db(A) peut aller jusqu’à huit heures cumulées. Rue du Valentin, les perturbations intenses s’étalent de trente minutes à plus de cinq heures selon les jours. «Les autorités ne considèrent que les moyennes et ne tiennent absolument pas compte des pics de bruit, déplore Peter Ettler. Il est temps d’ajouter des mesures supplémentaires pour mieux décrire la situation et officialiser l’existence de ces pics.»
Après des mois et des mois de recherches, May* pensait avoir trouvé l’appartement de ses rêves à Genève, le nid parfait pour accueillir sa famille. Sept pièces sur près de 150m2, des hauts plafonds, une grande terrasse, de belles chambres pour son fils aîné et pour son bébé à naître, le tout situé sur la rue de Lausanne, à quelques enjambées de la Perle du Lac et de Mon Repos… Mais son rêve s’est rapidement transformé en cauchemar.
«Nous avons visité cet appartement en plein confinement, lorsque les rues étaient désertes, mais nous avons rapidement déchanté lorsque les voitures sont revenues…» Et pour cause: les décibels qui l’entourent au quotidien à cause de la route explosent littéralement toutes les normes tolérées par l’Ordonnance de protection contre le bruit (OPB), de jour comme de nuit. Notre capteur a même enregistré une pointe maximum de 103dB(A), soit l’équivalent d’un concert de rock, juste sous sa fenêtre, un samedi à 17h. Plus largement, la limite de 70dB(A), la valeur d’alarme selon l’OPB, est dépassée devant chez May 13’268 fois par jour en moyenne.
«Même à l’intérieur, fenêtres fermées, on entend le tramway ou bien les accélérations des voitures ou des motos.»
«Avant d’habiter ici, je n’aurais jamais pensé que le bruit pouvait avoir un tel impact sur une personne, je n’imaginais pas que c’était si dur au quotidien.» Soumise à ce stress auditif permanent, May a passé ses deux derniers mois de grossesse alitée, à cause de contractions incessantes. Perfide, le bruit s’immisce dans son quotidien. En pleine pandémie, il lui est impossible d’aérer les pièces sans conséquences sonores. De même, impensable pour May et les siens d’avoir une conversation lorsque les fenêtres sont ouvertes. Sans aucun répit, puisque sur cet axe, la circulation est intense également le week-end. «Même à l’intérieur, fenêtres fermées, on entend le tramway ou bien les accélérations des voitures ou des motos. La nuit, c’est très bruyant également, et ce malgré les doubles vitrages. Je n’ai jamais rien connu de tel!» Effectivement, sur le cadastre genevois du bruit, l’endroit où se trouve l’appartement de May est indiqué comme étant l’un des plus bruyants de Genève.
Le semi-confinement ne leur a apporté aucun confort auditif: «Nous nous attendions à connaître une amélioration, mais malheureusement, les nuisances sont exactement les mêmes qu’en temps normal. Seul le confinement total a eu des conséquences.» Pour cette famille, pas de solution. La régie qui gère l’immeuble refuse d’entendre leur souffrance. Les résidents continuent à payer les frais d’entretien d’une terrasse dont ils ne profitent jamais. Leur immeuble étant classé, impossible d’installer un pare-bruit pour faire oublier la route. Mettre des plantes pour atténuer le son leur reviendrait trop cher. «L’autre jour, j’ai tenté de prendre le soleil sur la terrasse, mais mon téléphone a sonné. J’ai décroché et mon interlocuteur a cru qu’il y avait un aspirateur à côté de moi… Il ne m’entendait même pas!»
May a désormais un nouveau rêve: déménager. «Je pensais qu’il s’agissait de l’appartement d’une vie mais à présent, je n’arrive plus à me projeter dans l’avenir ici; ce manque total de tranquillité ne me semble pas viable à long terme. Ce n’est absolument pas l’endroit dans lequel j’imagine voir mes enfants grandir.»
* Nom connu de la rédaction
En attendant, les raisons de se sentir exténués par des bruits soudains se retrouvent partout. Route de Florissant à Genève, le lieu le moins bruyant en moyenne, nos capteurs ont constaté un tonitruant record de près de 108 db(A) en pleine journée (lire témoignage ci-contre). Ailleurs également, des pics à plus de 100 dB(A) sont très régulièrement enregistrés. «Ces données ne m’étonnent malheureusement pas, poursuit Peter Ettler. Très souvent, les pics de bruit sont dus au style de conduite et il peut aussi s’agir d’incivilités manifestes. Les pots d’échappement modifiés par des chauffards frimeurs, par exemple, sont des abus qu’il faut punir. Certains de ces gadgets provoquent le même niveau de bruit qu’un avion qui se trouverait à 200 mètres d’altitude.»
Mais ces incivilités pourraient bien disparaître. La semaine dernière, le Conseil national a accepté une motion visant à réduire drastiquement les nuisances sonores des véhicules. Au menu, un catalogue de mesures visant à sanctionner plus efficacement les émissions excessives de bruit liées à la circulation routière.