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Qui je suis vraiment

La véritable histoire de Martina Hingis, la meilleure sportive que la Suisse ait jamais connue

Photo: Cyrill Matter
Christof Gertsch et Mikael Krogerus, Jean-Claude Schertenleib pour l'adaptation française
Mis à jour le 29 octobre 2021
Prologue

Juin 2020, soit quelques jours après la fin du lockdown décrété en raison de la pandémie de coronavirus. Nous sommes assis dans le lobby du Grand Resort Bad Ragaz. En face de nous, la plus grande sportive suisse de tous les temps, celle qui, si longtemps, ne voulait rien avoir à faire avec les médias. Elle nous regarde, nous questionne.

Il n’a pas été facile d’entrer en contact avec Martina Hingis. Après de nombreux refus au fil des ans, elle avait enfin accepté de nous parler. Cette première rencontre fut suivie par beaucoup d’autres, durant lesquelles elle nous a raconté sa vie. Pendant près d’une année, nous nous sommes souvent retrouvés et là, soudainement, la question tombe:

«En fait, pourquoi avez-vous voulu passer autant de temps avec moi?»

«Pourquoi avez-vous accepté de participer?» lui avons-nous répondu.

«Parce que j’ai remarqué que, peut-être une fois, je pourrais expliquer ma version des choses. Me montrer telle que je le suis réellement. Je me suis dit: la chance se présente et j’espère qu’il en sera ainsi.»

Elle qui habituellement parle sans points ni virgule, qui plaisante et rigole en permanence, s’offre une plus longue pause.

«J’aimerais juste que l’on montre enfin mon vrai visage. Pas la chipie arrogante qui refusait de donner des interviews. Non, je veux expliquer la Martina que je suis réellement.»

S'en est suivi ce qu'elle nous a répété depuis lors, jusqu'à la dernière rencontre peu avant la parution de ce texte: «Mon histoire n'est pas une histoire de victime, c'est l’histoire d’une réussite.»

La genèse de l’histoire

La joueuse de tennis Martina Hingis est l’une de ces personnalités dont on croit tout connaître. Même celui qui ne différencie pas le tennis du squash sait que, dans les années 1990, une adolescente suisse évoluait au sommet de la hiérarchie mondiale, qu’elle était devenue la plus jeune numéro 1 de l’histoire. Que, techniquement, tactiquement, elle était exceptionnelle – peut-être le plus grand talent de tous les temps –, elle répondait avec finesse et plaisir de jouer aux «machines» qu’étaient déjà Steffi Graf et Monica Seles.

On sait aussi qu’elle a remporté quelques titres de Grand Chelem, qu’elle a mené le classement mondial pendant des années. Mais dans la mémoire populaire, on se rappelle surtout d’une affaire de cocaïne. Qu’elle s’était retirée du tennis, avant de revenir. Qu’elle avait une maman sévère, qui l’entraînait, la surveillait et qui, en 1997, disait: «Avec Patty (Schnyder), tout est toujours positif; pas avec nous, Martina est toujours l’étrangère.»

Avec ces quelques mots, tout était dit.

Néanmoins, un sentiment perdurait: celui qu’en réalité, absolument rien n’a été dit. En comptant rapidement, on dénombre une douzaine de biographies de Roger Federer. Aucune de Martina Hingis. Même pas un portrait complet. En 2017, après sa retraite, quelques interviews, dans lesquelles nous n’apprenions souvent rien, ont certes paru. Puis, soudainement, le silence. Elle s’était retirée, non pas déçue de la Suisse, mais bien des retombées médiatiques qui étaient toujours négatives la concernant.

Pendant plus de deux ans, nous nous sommes rapprochés de Martina Hingis. Nous avons effectué des recherches, lu tout ce que l’on trouvait à son sujet. Nous avons parlé avec des compagnes de route et des adversaires, de la Floride à Taïwan. Et, surtout, nous nous sommes entretenus directement avec elle, puis finalement avec sa maman, Melanie Molitor. Nous nous retrouvions dans des salles de tennis, au restaurant, en promenade, chez elle à la maison, dans son écurie, où elle nous montrait ses chevaux.

Il existe un seul et unique – d’ailleurs excellent – livre consacré à Hingis. Celui de l’écrivain romand Étienne Barilier qui, habituellement, écrit plutôt sur Bach et Giacometti. Il y parle du jeu de la jeune Hingis de manière littéraire, avec les yeux de l’admirateur.

Le livre de Barilier est épuisé, mais l’exemplaire que nous avons pu trouver a été pour nous une aide et une inspiration. Barilier avait terminé son travail fin 1996, donc avant l’avènement de Martina Hingis, ce qui rend sa lecture, vingt-cinq ans après, encore plus intéressante.

Notre histoire commence sur un court de tennis à Roznov, dans l’ancienne Tchécoslovaquie, là ou Martina Hingis, à l’âge de trois ans, a tenu une raquette de tennis pour la première fois de sa vie. Elle était une enfant prodige, elle allait devenir une légende de son sport, célébrée avec force dans le monde entier, sauf en Suisse.

Au contraire de Roger Federer, il semble que Martina Hingis ne s’est jamais totalement installée dans le cœur des Suissesses et des Suisses. Un sentiment diffus difficile à décrire, mais tenace: bien que superstar internationale, Martina Hingis n’a jamais eu d’important sponsor helvétique. Au moment de sa retraite, la «NZZ» la surnommait encore: «La non-accomplie». Le diagnostic à distance du psychologue Allan Guggenbühl parlait d’une relation «malsaine» entre une mère et sa fille. Le magazine «Schweizer Familie» posait à des personnalités la même question: «Martina Hingis gagne-t-elle trop d’argent?» Quant à Margrit Sprecher, l’une des journalistes les plus renommées du pays, elle chuchotait avec plaisir que la maman avait choisi le père biologique pour les meilleurs gènes et le beau-père pour les papiers idéaux.

En 1997, quand le magazine «Facts» désigne, après un sondage représentatif, la «plus grande sportive suisse de tous les temps», un tiers des sondés désignent Hingis en numéro 1. Mais au classement de la popularité, le résultat est bien différent. La victoire revient à la coureuse à pied Franziska Rochat-Moser, devant le skieur Michael von Grünigen et une autre spécialiste de la course, Anita Weyermann. Martina Hingis? On ne la retrouve qu’au douzième rang.

La même année, l’émission «10 vor 10» découvre un apprenti agriculteur qui avait fréquenté les bancs d’école en même temps qu’Hingis. Première question au jeune homme: «Combien gagnes-tu?» Réponse: «1300 francs bruts.»

Les journalistes ont leur «story», Martina vs Martin, elle si riche, lui si pauvre; elle, dans un autre monde, lui, ancré dans la terre. Et après une victoire au tournoi de Tokyo, un reporter du «Tagesschau» (le téléjournal alémanique) lui a demandé à l’aéroport: «Est-ce que l’on arrive à garder les pieds sur terre?» Et: «Que fait-on avec autant d’argent?»

Martina Hingis ne correspondait tout simplement pas à l’image que l’on se fait, en Suisse, de la femme, et spécialement celle d’une émigrante: elle était trop rebelle, elle avait trop confiance en elle. Et elle connaissait trop de succès.

«Je n’ai jamais compris l’image que l’on se faisait de moi», nous a-t-elle un jour confié. «Je n’ai jamais eu de problèmes avec la Suisse. Et je ne crois pas non plus que les Suisses en avaient avec moi. Au contraire. Lorsque aujourd’hui, je rencontre des gens dans le bus qui me disent «à cause de vous, nous devions nous réveiller au milieu de la nuit pour vous voir jouer et cela nous procurait un immense plaisir», je me dis: c’est bien, je suis ici à la maison. C’est ici que je suis heureuse.»

Cela semble difficile à croire aujourd’hui, mais en 1994, quand Hingis a rejoint le circuit professionnel, il n’y avait pas la moindre Suissesse (et pas le moindre Suisse) connus mondialement. C’était une époque où la Suisse était focalisée sur elle-même – le non à l’Espace économique européen et la progression de l’UDC, devenu le parti politique le plus puissant du pays, ont marqué les années nonante. À cette époque, la seule Suissesse connue à l’étranger était Heidi, le personnage de livres pour enfants; Pirmin Zurbriggen, Vreni Schneider et Stéphane Chapuisat étaient plus des célébrités régionales que des stars internationales. C’est dans cette période-là que commence l’ascension de Martina Hingis.

Son succès international lui a valu des résistances, alors que, pour d'autres, elle était une pionnière

Particulièrement pour un certain Roger Federer. Le Suisse moyen se délecte de l’impressionnante durée de sa carrière, il est fier de compter dans ses rangs un tel joueur de tennis. Peu importe qu’il soit très riche, peu importe que l’on ne le voit que peu au pays, aucune allusion non plus au fait que sa mère soit sud-africaine.

Nous lui avons demandé s’il partageait cette analyse. Et il nous a écrit: «Martina a réellement été très importante pour moi, parce qu’avant elle, jamais encore un Suisse n’avait dominé de telle façon un sport mondial. Elle était une inspiration, un incroyable exemple. Elle m’a motivé, en montrant ce qui était possible. C’est absolument incroyable ce qu’elle est parvenue à atteindre à un si jeune âge.»

Martina Hingis fut la première Suissesse que l’on ne connaissait pas seulement dans toute l’Europe, mais aussi en Asie, en Amérique du Sud, aux États-Unis. Martina Hingis, invitée décontractée de David Letterman, le maître des talk-show télévisés; Martina Hingis, présente dans des shows au Japon. Martina Hingis, qui gagnait des millions, qui voyageait autour du monde en jet. En quelques mots: la première superstar helvétique était une adolescente, une femme, une émigrante.

Tous contre un: émission de télévision japonaise 2012. Source: Taiku-Kay TV/Youtube
Photo: Privé

Première partie

L’enfance en Tchécoslovaquie

Chapitre 1
Quand la maman rêvait de liberté

Melanie Melitor a vu le jour en 1957 à Roznov, une petite ville de Moravie dans la partie tchèque de l’ancienne Tchécoslovaquie. Sa maman était institutrice, son papa paysagiste. Il venait de la région roumaine de la Valachie et fut, pour Melanie Molitor, une figure marquante. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’est battu contre l’occupant allemand; puis, il s’est opposé au régime communiste et a été envoyé pour huit ans dans un camp de travail, une mine d’uranium.

«Les communistes voulaient le casser», explique Melanie Molitor. «Ils ne sont pas parvenus à leurs fins, mais ils ont fait beaucoup de mal, à lui et à notre famille.» Elle admirait sa solidité et sa patience, lui était gré de la confiance qu’il plaçait en elle.

Dès l’enfance, elle a compris qu’être fille de dissident allait être chose compliquée. Plus tard, elle a réalisé qu’elle devait partir si elle voulait être libre. Et sa chance, elle la trouva dans le sport. Elle pensait alors que dans ce domaine, personne ne lui demanderait quelles étaient les opinions politiques de son père.

«Selon la vision helvétique, ce que nous avions autour de Roznov n’étaient que de petites collines», nous dit-elle. «Pour moi, c’étaient des montagnes. Et je voulais devenir sportive pour passer au-delà de ces montagnes.»

Pour Molitor, les montagnes étaient une métaphore pour évoquer le rideau de fer.

Elle est arrivée au tennis par son frère aîné. Pour sa maman, le plus important, c’était l’école; dès lors, elle n’avait le droit de s’entraîner que lorsque ses notes étaient bonnes. Comme il n’y avait pas de salles à Roznov, l’hiver venu, elle s’entraînait au ski de fond, avec une telle volonté qu’elle se retrouva aux portes de l’équipe nationale. Mais ce qu’elle aimait le plus, c’était le tennis.

À l’âge de 20 ans, Molitor s’est installée à Kosice, une ville de la partie slovaque du pays. Elle y avait accepté l’offre du club local pour le représenter dans le championnat par équipes. Cette décision s’avéra bientôt être une erreur, mais seulement sur le plan sportif. Elle était insatisfaite par les possibilités d’entraînement et le niveau de la ligue supérieure était alors trop élevé pour elle. Mais c’est aussi là qu’elle rencontra Karol Hingis, un joueur de tennis du VSZ Kosice, et qu’elle mit au monde une fille, le 30 septembre 1980, trois ans après son arrivée à Kosice.

Les parents lui donnèrent pour prénom le même que celui de la meilleure joueuse de tennis au monde d’alors, Martina Navrátilová. Pas en raison de ses extraordinaires résultats sportifs, comme on le répétera souvent plus tard, mais bien parce que, cinq ans auparavant, Navrátilová avait laissé derrière elle la Tchécoslovaquie et avait demandé l’asile politique aux États-Unis. Pour Melanie Molitor, le nom Martina était le symbole de l’espoir et de la liberté.

La jeune maman resta à Kosice durant trois ans, avant de revenir avec sa fille à Roznov. Après avoir travaillé dans une fabrique et appris le travail de jardinière d’enfants, elle a repris, à dix minutes de sa maison, un café situé dans un centre de tennis.

Chapitre 2
Comment le communisme a découvert le tennis

En 1948, le comité central du Parti communiste d’Union soviétique lança un plan ambitieux: «Rattraper, puis dépasser les pays capitalistes dans le domaine des records sportifs.» On s’est mis à rechercher, dans les pays communistes, les jeunes gens les plus prometteurs pour les regrouper dans des internats où ils enduraient un entraînement intense qui les menaient parfois à un épuisement total. Le drill militaire était soutenu par les sciences sportives les plus modernes et, comme on le sait aujourd’hui, par un dopage systématique.

Ces mesures ont rapidement produit leurs effets. Ainsi, lors des Jeux olympiques d’été 1952, à Helsinki, l’Union soviétique s’est classée au deuxième rang du tableau des médailles. Quatre ans plus tard, elle était déjà première, aussi bien lors des Jeux d’hiver que ceux d’été.

Chaque pays communiste développa ses disciplines préférées: en Hongrie, l’escrime, la lutte et la natation étaient au sommet. En Roumanie, c’était la gymnastique. En Tchécoslovaquie, on se concentra d’abord sur le hockey sur glace, le football et la gymnastique. Le tennis était considéré comme «un sport de loisirs et de plaisir pratiqué par l’ennemi de classe». Lorsque, en 1954, Jaroslav Drobný s’imposa à Wimbledon, la presse tchécoslovaque n’en parla pas. Cinq ans auparavant, en 1949, il avait émigré en Angleterre.

Les choses changèrent lorsque Vera Suková se retrouva en finale à Wimbledon en 1962 et que Jan Kodes remporta le tournoi britannique en 1973. Peu à peu, le Parti commença à reconnaître la valeur des joueuses et joueurs de tennis qui connaissaient le succès à l’Ouest. Et sous le slogan: «Qui sera la nouvelle Suková, qui sera le nouveau Kodes?», les autorités essayèrent en 1975 – l’année où Martina Navrátilová a fui aux États-Unis –, de détecter de nouveaux talents.

Deux phénomènes furent ainsi découverts: Hana Mandlíková et Ivan Lendl. Tous les deux optèrent plus tard pour une autre nationalité, tout en continuant de célébrer leurs succès pour la Tchécoslovaquie. C’était la fin du scepticisme de la direction du Parti face à ce «sport de capitalistes». Le tennis allait devenir l’une des priorités des efforts sportifs nationaux.

Chapitre 3
Martina Hingis veut jouer, pas s’entraîner

En revenant à Roznov en 1983, Melanie Molitor était bien devenue une excellente sportive, mais elle n’avait pas pour autant réussi à franchir les montagnes. Encore moins sortir de son pays.

Ce qui était un rêve – le sport devait lui apporter la liberté – se transforma en plan: offrir cette possibilité à sa propre fille. Martina Hingis devait devenir tellement forte qu’elle pourrait échapper à l'exiguïté tchécoslovaque.

Plus tard, en Suisse, cette volonté va fréquemment devenir un terrain d’incompréhension. Beaucoup voyaient en Molitor une impitoyable mamie du tennis, une sorte de Nick Bollettieri au féminin, qui poussait à ce succès qu’elle n’avait elle-même pas connu, qui volait l’enfance de sa fille et qui voulait, à travers elle, gagner de l’argent. Pourtant, de gloire et d’argent, il n’en a jamais été question.

«Si je dis aujourd’hui qu’un rêve est devenu réalité, je ne pense pas aux succès de Martina», nous dit-elle. «Je pense que ses succès nous ont permis de visiter le monde.»

Et effectivement: lorsque, en 1993, Martina Hingis remporte le tournoi junior de l’Open de France, à Paris, à l’âge de 12 ans – aujourd’hui encore, elle reste la plus jeune de l’histoire –, la maman insistait pour que, après l’entraînement et entre les matches, toutes les deux puissent visiter Notre-Dame, la Tour Eiffel ou le Sacré-Cœur.

«Elle voulait que nous sortions pour voir d’autres choses, pas toujours tennis, tennis, tennis», se rappelle Martina Hingis. «Moi, cela m’énervait. Mais aujourd’hui je pense que de nombreux autres enfants du tennis ont manqué beaucoup de choses quand ils étaient juniors. Outre le tennis, ma maman voulait aussi me montrer le monde.»

Le chemin de la réussite – Melanie Molitor l’a compris rapidement – devait être différent de celui qu’elle avait emprunté. Déjà durant sa propre carrière, elle tentait d’analyser, de comprendre pourquoi elle n’y arrivait pas en se comparant avec les Lendl, Mandlíková ou Navrátilová; lui, elles, jouaient au tennis durant toute l’année, cinq ou six heures chaque jour, alors qu’elle, l’hiver venu, pratiquait le ski de fond. Voilà ce qui lui manquait: chaque année, plusieurs mois d’entraînement. Elle avait tapé énormément moins de balles que les autres. C’est ce qui avait fait la différence.

À l’âge de 3 ans, Martina était déjà capable de réussir jusqu’à quinze échanges avec sa maman. À 4 ans, la maman augmenta le pensum d’entraînement à vingt minutes par jour. À 5 ans, Martina passait quotidiennement quatre à cinq heures sur le court.

Ce sont ses premiers souvenirs du terrain de tennis: «Nous partions toujours en vélo et nous passions toute la journée là-bas, chaque jour, vacances ou pas, jusqu’à ce que j’entre à l’école à l’âge de 7 ans. Il y avait une quarantaine, une cinquantaine d’enfants sur cinq courts de sable, avec cinq parents complètement fous qui nous entraînaient; parmi eux, maman. Les installations se trouvaient dans un parc. Si les courts étaient occupés, on jouait à autre chose, à cache-cache, au gendarme et au voleur. J’aimais cela.»

Peut-être qu’à ce stade de l’histoire, il est nécessaire (encore une fois) de faire une courte excursion dans la réalité du communisme, afin de mieux comprendre ce qui se passait alors à Roznov.

En Tchécoslovaquie, pratiquement tout le monde était astreint au travail, les femmes également. Mais celui-ci n'avait pas la même signification qu’à l’Ouest. Pour la majorité, le travail ne permettait pas de briller, puisque, hormis au sein du Parti, il n’y avait aucune possibilité de progresser, aucune perspective de carrière. Être performant au travail ne rapportait rien.

Celui qui avait la volonté de réussir sa vie plaçait son énergie ailleurs, le sport par exemple. En Suisse, c’est le contraire: ici, lorsque l’on parle de succès, on pense généralement à la réussite professionnelle. Celui qui joue au tennis le fait pour équilibrer sa vie par rapport à son emploi, parce que c’est sain et que cela procure du plaisir. Et celui qui s’engage très jeune dans le sport, même s’il parvient à accéder à l’élite, n’aspire pas obligatoirement à une vie meilleure grâce au sport. Il espère souvent y développer d’autres facultés comme la résistance, l’esprit d’équipe ou la discipline, autant d’éléments qui sont également importants dans une vie professionnelle.

Pour les parents qui se retrouvaient sur les terrains de tennis de Roznov, cet engagement était une petite révolte face au système. Et plusieurs d’entre eux avaient l’espoir de pouvoir, un jour, quitter ledit système. À l’image de Melanie Molitor.

Tous les parents passent par ce moment où ils s’interrogent sur le caractère de leur propre enfant. Jouer permet de découvrir les premiers indices. Certains enfants aiment la compétition: «Qui arrivera le premier jusqu’à cet arbre?» D’autres – comme Martina Hingis – montraient beaucoup moins d’intérêt.

Sur le court, elle n’était pas une travailleuse acharnée, nous raconte sa maman, mais bien une enfant joueuse. Elle n’aimait pas les longues séances, elle ne voulait pas courir derrière les balles, elle n’aimait pas les exercices monotones. Martina Hingis n’avait pas le goût de l’entraînement.

De tous les enfants des places de tennis de Roznov, elle était la plus jeune et la plus petite. Mais elle était aussi la meilleure. Pour pouvoir mesurer combien Martina Hingis était déjà brillante à 6 ans, il suffit de s’imaginer son fils ou son petit-fils du même âge face à un garçon de 9 ans. Même s’il est vraiment bon, le gosse de 6 ans n’a aucune chance face à son aîné. Dans tous les domaines. Parce qu’il est plus faible, qu’il est plus lent. Dans son corps et dans sa tête.

Martina Hingis était ainsi à 6 ans. Mais elle compensait son infériorité avec quelque chose de très compliqué à saisir. Assise à la table à manger de la maison de Schindellegi, sur les hauts du lac de Zurich, sa maman a une explication. Elle nous la livre dans un long monologue, toujours plus intense:

«Le papa de Martina vient de la partie slave de la Hongrie. Les joueurs de tennis slaves ont un incroyable punch et sentent la balle. Les Hongrois, eux, sont plus roublards. En revanche, ma famille a des origines pastorales, des gens venus avec leurs troupeaux des Balkans jusqu’en Valachie, en passant par les Carpates. Nous sommes un peuple coriace. Notre grande force? Nos capacités d’adaptation. Les Tchèques ont toujours capitulé. Contre les Russes, les Polonais, les Allemands. Trois cents ans sous la coupe des Habsbourg, puis une courte période de liberté, avant les nationaux-socialistes, puis les communistes. Je suis toujours étonnée de constater que la langue tchèque a survécu. C’est une des preuves de ces capacités d’adaptation: on est dépassés, mais on vit encore, on reste soi-même. Nous savons ce que cela signifie d’arriver à quelque chose avec peu. Quand nous sommes bien préparés, nous y parvenons. Parfois, je pense que nous, les Suisses, sommes presque identiques, parce que nous avons dû survivre dans les montagnes. J’admire ces gens qui se sont construits sur ces terres stériles et qui y ont survécu. Si l’on prend maintenant tous ces éléments, le punch du tennis slave, la roublardise hongroise et l’art de la survie des gens de Valachie, que l’on se prépare méticuleusement à chaque situation afin de n’être jamais surpris, ni par un hiver glacé, ni par un coup du sort, eh bien oui, le total de l’addition, c’est l’excellence du jeu démontrée très tôt par Martina.»

À ce moment du récit, elle nous toise. S’assure-t-elle que nous avons bien suivi sa démonstration ethnologique?

Melanie Molitor poursuit:

«Je suis vraiment étonnée: que ce soit avant ou après Martina, personne n’a joué aussi bien au tennis. Elle n’était pas la plus forte, elle n’a pas gagné le plus grand nombre de tournois du Grand Chelem, elle n’a pas été classée numéro 1 le plus longtemps de l’histoire. Mais elle pouvait jouer au tennis. Et pour moi, c’était fou, c’était beau et important de voir que l’on peut jouer au tennis. On m’a souvent demandé quelle a été la victoire qui a signifié le plus pour moi. Je réponds toujours: son premier tournoi d’enfants, lorsqu’on a vu pour la première fois qu’elle jouait véritablement. C’était aussi important que de gagner un grand tournoi. Quand elle remportait un titre de Grand Chelem, mais qu’elle n’avait pas vraiment joué, cela ne me plaisait pas.»

Et Martina jouait beaucoup. À l’âge de 6 ans, elle s’appuyait déjà sur une expérience de quatre-vingt matches en tournois, elle était la meilleure joueuse de tennis tchécoslovaque chez les moins de 9 ans.

C’était en 1986, deux ans avant le déménagement en Suisse. Elle ignorait que la confiance en ses propres capacités qu’elle avait assimilée à Roznov, mais aussi la joie enfantine qu’elle montrait sur les courts, allaient être totalement incomprises dans sa nouvelle patrie. Une incompréhension qui a marqué sa vie jusqu’à aujourd’hui.

Photo: PopperPhoto/Getty Images

Deuxième partie

Le prodige suisse

Chapitre 4
Trop forte pour ce pays

Le 4 septembre 1988 – les deux se rappellent de cette date comme de leur anniversaire – Melanie Molitor et sa fille, alors âgée de 8 ans, passaient la frontière et entraient en Suisse. Pour la maman, c’était enfin le franchissement de la montagne, dont elle rêvait depuis si longtemps. C’était la liberté. De ce voyage en automobile, Martina Hingis s’en rappelle avec d’autres sentiments: «Tout ce qui était important pour moi, j’avais dû le laisser à Roznov», dit-elle.

Elles étaient en chemin vers Grabs, dans le canton de Saint-Gall, où habitait le nouveau mari de Molitor, Andreas Zogg, un représentant en informatique. Ils s’étaient rencontrés lors d’un voyage d’affaires. Il était membre d’honneur d’un ski-club, parlait de ski comme il parlait de tennis. C’était parfait, pensait-elle.

«Si j’avais su que le rideau de fer allait tomber en 1989, nous n’aurions pas pris la fuite», avoue aujourd’hui Melanie Molitor. «Mais voilà, nous étions là. Et quand j’ai découvert que le sport suisse – hormis le ski – se trouvait encore au Moyen-Âge, j’ai commencé à me battre.»

Il y avait alors plus qu’assez de courts de tennis, mais les joueurs et joueuses dont c’était le hobby ne voulaient pas libérer leur place pour une gamine de 8 ans.

Molitor: «Disons-le ainsi, je me suis organisée!»

Sa fille, elle aussi, va s’organiser. «Les premières nuits, je n’arrêtais pas de pleurer», confie-t-elle. «À Roznov, j’avais des cousines, des amies, nous étions ensemble toute la journée sur les courts. À Grabs, j’étais seule et je redoutais plus que tout mon premier jour d’école. Je ne parlais pas le moindre mot d’allemand. Ce n’était pas une belle période, mais elle a eu du bon: elle a renforcé, soudé les liens entre maman et moi.»

La direction de l’école voulait d’abord renvoyer Martina dans la classe inférieure, mais maman a insisté: on devait lui offrir une chance. Ainsi, après les vacances d’automne, Martina Hingis entre en seconde classe. Et comme beaucoup d’enfants immigrés, elle s’y adapte de manière radicale.

En un temps record, elle apprend le suisse allemand. Après trois mois, elle comprenait presque tout; après six, on ne discernait plus le moindre accent étranger dans son dialecte du Rhin.

«Après trois semaines déjà, j’obtenais mon premier 6 en mathématique», raconte-t-elle. «Dès lors, je le savais: j’étais arrivée, j’étais comme les autres.»

Pour la maman, les choses furent plus difficiles. Elle parlait déjà allemand, mais un allemand avec un tel accent qu’on reconnaissait en elle l’étrangère. Mais elle aussi rappela ses dons d’adaptation propres à la part morave de ses racines et, rapidement, elle changea le nom de sa fille de Hingisová en Hingis. Cela faisait plus suisse.

À cette époque, la jeune fille s’appuyait sur deux piliers: sa maman et le tennis. Cependant, la Suisse n’était pas préparée à découvrir un enfant prodige de 8 ans. Dans de nombreux tournois, il n’y avait pas de catégorie pour elle. Elle jouait contre des adolescentes, parfois même contre des femmes au foyer.

«Elles pensaient: «Ohhh, comme c’est mignon, une petite fille» et elles voulaient me retourner la balle tout doucement», se rappelle Hingis. «Mais rapidement, elles ont remarqué qu’il ne fallait pas renvoyer la balle trop mollement à la gamine.»

La mignonne demoiselle, avec son incroyable feeling avec la balle et ses retours sans concessions, n’était pas seulement une joueuse au talent naturel. Martina Hingis s’entraînait. Elle s’entraînait beaucoup: «Je ne me rappelle pas avoir ralenti», dit-elle. «Nous nous entraînions tous les jours, tous les jours. Quand tu es enfant, il t’arrive de penser: ah, dimanche matin, il y a cette émission pour les gosses à la télévision, ne pourrais-je pas...? Mais non, ce n’était pas pour moi.»

Melanie Molitor savait que le tennis était un sport unilatéral, elle imagina donc des moments de dépaysement. Elles allaient marcher, partaient à bicyclette; il y avait aussi le skateboard sur le Rhin pendant l’été, du ski l’hiver sur les pistes de Wildhaus. Lors de ces excursions, la maman apprenait beaucoup sur les différences entre la Tchécoslovaquie et la Suisse: «Lorsque je voyais combien d’enfants formaient des queues au départ des remonte-pentes suisses, je disais à mes amis de Roznov: «Renoncez au ski, vous n’avez pas la moindre chance.»

Pour les mêmes raisons, Martina Hingis avait très rapidement pris conscience du niveau élevé de son jeu: «À mon âge, j’étais nettement la meilleure joueuse de Tchécoslovaquie. Et dans ce pays, il y avait quelques-unes des meilleures joueuses du monde. Dès lors, il semblait logique de m’imaginer un jour au sommet.» En Suisse, c’est la même chose: personne ne dit d’un champion junior de ski qui parle d’atteindre l’élite mondial qu’il est animé d’une confiance en soi malsaine.

Lors de l’une de nos rencontres, nous avons lancé à Martina: «C’est peut-être très hypothétique, mais seriez-vous aussi devenue joueuse de tennis si vous étiez née en Suisse?»

«Ce n’est pas du tout une question difficile», a-t-elle répondu. «Il est clair que je ne serais pas devenue joueuse de tennis. Peut-être skieuse. Ou alors banquière. Pourquoi aurais-je dû devenir joueuse de tennis? Je crois que le rêve de voir le monde, on peut l’accomplir plus facilement en étant banquière.»

Sportivement, elle continue en Suisse ce qu’elle avait commencé en Tchécoslovaquie: à 8 ans, elle battait les filles de 12; à 10 ans, elle gagnait pour la première fois face à sa maman. Toutes les deux jouaient pour le TC Grabs, dans la plus petite des ligues. Déçues par le niveau de leurs adversaires, elles se mesuraient en regardant laquelle des deux gagnait le plus rapidement contre celles-ci!

Puis, Martina Hingis eût l’âge de participer à ses premiers tournois internationaux...

Chapitre 5
Deux filles à la conquête de l’Europe

Tarbes est une petite ville au pied des Pyrénées françaises. Tarbes est aussi, pour les talents du tennis européens, ce que représente Wimbledon pour les pros. Le tournoi «Les Petits As» est considéré comme un passage obligé sur le chemin de la gloire future. Celui – celle – qui s’impose ici, sait qu’il est dans la bonne direction.

Michael Chang, Rafael Nadal, Andy Murray, Anna Kournikova, Kim Clijsters, Justine Henin, Lindsay Davenport – ils (elles) ont tous gagné, ou au moins atteint la finale de ce tournoi. La première qui s’imposa les deux années où elle était invitée? Martina Hingis.

Ces débuts d’Hingis, Joana Czapalla, plus âgée de trois ans, en a été le témoin. À l’époque, sous son nom de jeune fille, Manta, elle était l’un des plus sérieux espoirs du tennis helvétique. Aujourd’hui, elle dirige un bar à sandwiches, avec filiales à Winterthour et au Glattzentrum. Après plusieurs tentatives infructueuses, nous avons réussi à l’atteindre à son bureau.

«Nous voyagions toujours ensemble, moi avec mon papa, Martina avec sa maman», raconte-t-elle. «La plupart du temps, nous prenions le train, nous avions du pain, un peu de fromage. On dormait dans des hôtels simples et cela n’a jamais posé de problèmes: nous voulions juste jouer au tennis. Dans mes souvenirs, Tarbes occupe une place spéciale: il y avait tant de public, tout y était si professionnel. Nous avions l’impression d’appartenir au monde des grands.»

Mais gagner à Tarbes ne garantit en aucun cas de parvenir au bout du chemin. Des joueuses dont on n’a plus jamais entendu parler se sont imposées là-bas, comme Nicole London, Stéphanie Mabry ou Heike Rusch.

«Il était clair que Martina était nettement meilleure que nous», se rappelle Joana Czapalla. «Elle était exceptionnelle par son talent, mais beaucoup de travail se cachait derrière son succès. Les gens voient toujours l’enfant prodige, mais il n’y en a pas. Il n’y a pas d’enfants prodige, il y a seulement des talents qui travaillent très durement.»

En raison d’une blessure à un genou, Czapalla s’est retirée en 1996, au moment où Hingis a remporté son premier tournoi professionnel. Leurs chemins se séparaient, mais Czapalla se sentait encore liée à Martina, même à distance: «Ce que nous avions entre nous était spécial», dit-elle. «C’était beau, parce que normalement, tu n’as aucune copine dans le monde du tennis professionnel.»

Pour Martina Hingis aussi, cela signifiait beaucoup d’avoir trouvé en Suisse une joueuse qui vivait le tennis avec autant de passion qu’elle. Elle parle d’ailleurs avec plus d’émotion de cette époque avec Joana Czapalla que de certaines victoires chez les professionnelles. Elle se rappelle d’une période sans soucis, en sécurité. C’étaient des années riches d’expériences. Deux jeunes filles découvraient l’Europe. À Gênes, Martina remporta un tournoi alors qu’elle avait 11 ans; habituellement, seules des jeunes filles de 14 pouvaient espérer la victoire. Sa prime? Une Vespa!

En 1992, lorsque Martina Hingis gagna pour la deuxième fois le tournoi de Tarbes, le tennis était la discipline sportive la plus lucrative pour les femmes. Une victoire à l’US Open rapportait plus ou moins un demi-million de francs. Au même moment, la skieuse suisse qui avait gagné le plus d’argent en Coupe du monde était Vreni Schneider; ses gains pour toute la saison se montaient à 79'000 francs. 1992, c’était l’année où Jennifer Capriati, à l’âge de 16 ans, avait battu Steffi Graf aux Jeux olympiques; l’année où une jeune femme de 18 ans, Monica Seles, devenait numéro 1 mondiale.

Les sociétés de sponsoring et les agences de marketing étaient toutes à la recherche du prochain «enfant prodige». IMG, l’un des plus importants spécialistes de marketing sportif au monde, avait contacté une première fois Melanie Molitor en 1990, afin de prendre sa fille sous contrat. Martina avait alors 10 ans. Melanie Molitor avait refusé.

Pour cette dernière, tout était nouveau. Elle apprenait en permanence, mais conservait aussi la retenue que le communisme lui avait enseignée: toujours rester méfiante. Mieux dire trois fois non, qu’une fois oui de trop.

C’est ainsi que les avances d’IMG, durant deux ans, ont été ignorées. Tout comme, alors qu’elles habitaient encore en Tchécoslovaquie, l’offre d’un fabricant de raquettes avait été refusée. Molitor pensait qu’un tel contrat exercerait une trop forte pression sur sa fille. Que se passerait-il si sa carrière ne se déroulait pas comme espéré? Devrait-elle rendre l’argent?

La Fédération suisse de tennis a également offert son aide, des personnes privées cherchaient à investir de l’argent. Mais souvent, ces propositions étaient assorties d’une condition: que la maman cesse d’entraîner sa fille. On ne lui faisait pas confiance, on ne la croyait pas capable de transformer Martina en une grande championne.

N’est-ce pas là l’exemple parfait de la méfiance qu’éprouvent les Suisses face aux étrangers?

Chapitre 6
Pourquoi, en Suisse, les femmes qui réussissent dérangent

Damir Skenderovic est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg. Sa spécialité: la recherche sur les migrations. Nous lui avons demandé pourquoi, à son avis, la Suisse n’a jamais montré beaucoup de chaleur envers Martina Hingis et Melanie Molitor.

«Je crois qu’il faut prendre un peu de recul», répond immédiatement Skenderovic.

«Entre 1945 et 1989, les gens venus d’Europe de l’Est étaient les bienvenus en Suisse. Ils sont arrivés en trois vagues: les Hongrois en 1956, les Tchécoslovaques en 1968, les Polonais et les Yougoslaves dans les années 1980. Certains d’entre eux étaient des réfugiés politiques, des gens formés, des travailleurs de la construction, des employés d’hôpitaux. Ils étaient efficaces, parlaient rapidement l’allemand. Ils étaient discrets, on appréciait volontiers ces étrangères et étrangers. À cette époque, on ne cherchait pas à savoir si ces gens avaient fui leur pays pour des questions politiques ou des raisons économiques. Cela va changer avec la chute du rideau de fer. Dès lors, les personnes qui arrivaient ne fuyaient plus un régime totalitaire. Elles venaient chercher en Suisse de meilleures conditions de vie. Et ces gens-là, on les croisait avec plus de scepticisme.»

Hingis et Molitor sont arrivées dans une phase intermédiaire, juste une année avant l’effondrement du bloc de l’Est. En raison du talent de la fille, elles auraient donc dû être des immigrantes de l’élite, que l’on acceptait volontiers. Pourquoi alors ont-elles été perçues comme des étrangères, avec distance?

«En sciences sociales, explique Damir Skenderovic, on parle «d’intersectionnalité» lorsque plusieurs aspects différents de discrimination se chevauchent. Chacun de ces aspects a ses propres conséquences, mais les interactions entre celles-ci les renforcent encore et elles peuvent se transformer en une lourde charge. Selon moi, dans le cas Hingis, on se trouve en présence de trois aspects discriminatoires: l’origine, le genre, les capacités.»

«Quand des hommes se défendent, c’est une preuve de force; lorsqu’une femme le fait, c’est une chipie.»

Damir Skenderovic

Premièrement, l’origine: il s’agit ici de savoir qui a le droit et qui n’a pas le droit d’être Suisse. Après la naturalisation et le début de sa carrière en tennis, le thème de l’origine a été déplacé. La question n’était plus de savoir si elle appartenait au pays, la question était désormais d’établir si elle représentait réellement la Suisse. Donc de savoir si ses manières, ce qu’elle montrait publiquement, correspondait à l’image que l’on se fait généralement du pays. Skenderovic poursuit: «Martina Hingis avait une très grande confiance en elle. Elle était tenace et connaissait le succès. Cela ne correspond pas véritablement à l’idée que l’on a généralement, en Suisse, des jeunes gens devenus personnages publiques; Martina Hingis a été, d’une certaine façon, punie pour son comportement rebelle.»

Deuxièmement, le genre: le thème est souvent plus subtil que la question de l’origine, il est donc plus difficile de le nommer. Ni Martina Hingis, ni sa mère ne parlent d’attaques directes. Néanmoins, les articles et les lettres de lecteurs où il est fait état d’une jeune femme «élevée toute seule», par une maman «sévère» et «aux ambitions démesurées» sont nombreux. Et lorsque l’on proposait de soutenir financièrement Martina Hingis, à condition qu’elle poursuive sa carrière sans sa maman, était-ce un manque de confiance pour la maman... parce qu’elle était une femme?

«Beaucoup de femmes venues de l’Est ont vécu des expériences discriminatoires semblables ou proches», reprend Skenderovic. «En Europe de l’Est, elles avaient reçu une formation. Beaucoup d’entre elles étaient universitaires. Le rôle de la femme dans la société y était différent d’ici, comme l’image de soi. C’était une opposition totale à l’image de la femme suisse qui, en comparaison, vivait plus en retrait: moins de mères exerçant une profession, moins de chances professionnelles pour les femmes.»

Martina Hingis a aussi subi les qualificatifs infantiles et sexualisés que connaissent toutes les stars du sport féminin: «Petite étoile du tennis», «Princesse», «Jeune fille miracle». Et lorsqu’elle s’est singularisée, lorsqu’elle a montré qu’elle ne voulait pas être la brave demoiselle, lorsque, parfois, elle se permettait d’émettre son opinion, elle a directement été qualifiée de grossière, quinteuse ou insolente. «C’est un stéréotype classique de la discrimination du genre», explique Skenderovic. «Quand des hommes se comportent ainsi, c’est une preuve de force; lorsqu’une femme le fait, c’est qu’elle n’est qu’une chipie.»

Troisièmement, les capacités: Skenderovic parle ici d’un anti-élitisme présent en Suisse: «Paradoxalement, on a mal accepté que Martina Hingis soit aussi forte. Qu’elle transformait en argent ses succès en tennis, qu’elle a rejoint l’élite des millionnaires du sport et, qu’en plus, elle le montrait.» Les médias la présentaient avec délectation montant ses propres chevaux ou roulant en Porsche. Comment elle avait construit une maison à Trübbach (SG), avant de déménager à Regensdorf (ZH), dans une villa que «l’on remarquait plus pour ses fastes nouveaux riches que pour sa simplicité architecturale».

Le succès de Martina Hingis était marqué par une étrange concomitance: elle avait des contrats publicitaires extrêmement bien dotés au Japon, aux États-Unis, en Allemagne et en Italie, où on la considérait comme parfaitement «compatible»; elle y était un visage facile à vendre. Mais en Suisse, plutôt que de l’émerveillement, elle suscitait un certain mépris. En exagérant, on peut dire qu’elle était une star globale, mais une perdante locale. Elle était une personne extraordinaire à l’époque où, en Suisse, on préférait les gens ordinaires.

Skenderovic, encore: «Pour les émigrantes et les émigrants, les années nonante étaient des temps difficiles question identité et appartenance, spécialement pour les femmes. Il y avait une crise mentale collective: la votation sur l’Espace économique européen, les discussions sur le rôle de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale. En comparaison avec beaucoup d’autres pays, l’image de la famille y était encore arriérée, sans parler de la volonté de rester un pays provincial dans un monde globalisé. Et soudainement débarque une «Global Player» dans le vrai sens du terme, qui montrait un chemin beaucoup plus ambitieux. Sans Hingis, Federer aurait-il existé?»

En Suisse, Hingis se retrouve dans l’ingrate fonction de charnière entre le passé et le futur. La résistance qu’elle a connue est la résistance de la Suisse des années nonante à une évolution sociale qui n’allait pas s’arrêter aux frontières.

L’histoire de Martina Hingis est ainsi un peu celle de la Suisse dans ses rapports avec le sport d’élite, avec l’émigration et avec les femmes.

Chapitre 7
Un court hommage au tennis

La différence entre le football et le tennis est simple: au foot, on peut se permettre de commettre des erreurs. Bien sûr, en football, la décision se fait aussi parfois pour quelques centimètres. Mais on peut également réussir quelque chose avec une passe imparfaite. Un centre malheureux peut trouver un équipier, une mauvaise passe à la relance ne se transforme pas obligatoirement en auto-goal.

En tennis, c’est différent. «Si vous avez joué un minimum, vous vous représentez certainement la difficulté de la tâche. Eh bien, j’affirme que vous n’avez pas la moindre idée de ce dont il s’agit réellement», écrit David Foster Wallace, lui-même joueur professionnel de tennis handicapé, dont le génie littéraire trouve également place dans la description qu’il fait de son sport préféré. «À la télévision, on ne se rend pas vraiment compte de ce que font les meilleurs joueurs du monde, avec quelle force ils tapent dans la balle, quel contrôle, quelle fantaisie tactique, quelle maîtrise artistique ils déploient.»

Le tennis n’exige pas seulement un contrôle corporel absolu, une coordination totale entre l’œil et la main, de la rapidité, des capacités de réaction, de la condition physique, du courage; il exige également cet étrange – car si contradictoire – mix entre la prudence et le sans-gêne absolu. Parfois, on doit jouer patiemment, défensivement; parfois, il n’y a pas d’autre choix que l’attaque, l’agressivité. Et le match revient à celui, à celle, qui trouve la juste mesure. Ce n’est pas par hasard si le tennis est souvent comparé aux échecs. Dans les deux arts, on est seul, on prévoit plusieurs coups à l’avance. Et l’on est coupable de chaque faute commise.

Seule la victoire compte. Celui qui perd de justesse une finale n’est pas deuxième. Les demi-finalistes malheureux n’occupent pas les troisième et quatrième places. Aller loin, en tennis, n’est pas l’objectif. Seule la victoire compte.

Il est d’ailleurs révélateur de se rappeler que la première représentation du tennis est une image de l’enfer: un abbé du monastère Morimond à Fresnoy-en-Bassigny, doit avoir observé, à la fin du XIIe siècle, comment des démons se renvoyaient une âme humaine comme une balle avec le plat de la main. Il s’agissait de moines qui, malgré une interdiction, jouèrent avec une balle dans le préau du monastère et furent immédiatement transformés en démons. L’abbé a décrit la scène à un ami, qui la rapportera ensuite au moine cistercien Caesarius von Heisterbach, scène qu’il mettra en exergue dans son œuvre Dialogus miraculorum.

Cet ignominieux jeu de balle, c’est le «Jeu de Paume»; comme son nom l’indique, il s’agissait d’une sorte de tennis sans filet, ni raquette. Avec les années, le jeu a fait son bout de chemin, sortant des cloîtres pour rejoindre les cours des nobles. À la place de la paume de la main, on jouait désormais avec un gant, bientôt avec une raquette; le terrain allait ensuite être séparé en deux par un filet et entouré de lignes. Entre parenthèses: le mot raquette provient de l’arabe, «rakhat», qui signifie «surface à l’intérieur de la main».

Mais d’où vient l'appellation «tennis»? Son étymologie est énigmatique. Une explication plausible est, qu’en France, avant chaque service, on criait: «Tenez!». Une forme de prévenance pour l’adversaire: «Attention, la balle arrive.» Aujourd’hui encore, on «prévient» nos adversaires en criant, avant l’engagement, le score de la partie.

En ne changeant que quelques lettres, «tenez» en français va bientôt devenir «tenys» en italien, et enfin «tennis» en anglais. Autrefois, il s’agissait encore d’un sport d’équipe dont la brutalité mentale a peut-être influencé le jeu moderne. Ainsi, dans une ballade du Moyen- ge, le moine John Lydgate compare, en 1536, la bataille d’Azincourt lors de la Guerre de 100 ans à une partie de tennis!

Partout, dans les cours nobles d’Europe, on allait bientôt construire des «maisons de la balle», où l’on pouvait s’entraîner. C’est dans un tel lieu que, le 20 juin 1789 à Versailles, allait se tenir un des événements décisifs de la Révolution française: le «Serment du Jeu de Paume». Trois cents députés du Tiers-État – bourgeois, paysans et artisans –, jurèrent de «ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides. Nous ne céderons qu’à la force de la baïonnette.» Celui qui dit que le tennis est plus qu’un sport n’a donc pas tort.

Le sport ne s’est pas seulement développé dans les «maisons de balle» de la haute société, mais aussi sur des places publiques – le «tennis de rue»; dans les prisons où étaient enfermés ceux qui ne payaient pas leurs dus, on parlait de «sport de la raquette», une sorte d’ancêtre du squash d’aujourd’hui.

Le tennis moderne résulte de deux évolutions fort différentes, mais survenues presque au même moment: en 1830, Edwin Budding invente la tondeuse à gazon; en 1839, Charles Goodyear découvre la vulcanisation. Ce n’est qu’après cette dernière découverte qu’il fut possible de fabriquer des balles qui résistent à l’humidité et à la boue, tout en conservant de bonnes propriétés de rebond. Et grâce à la tondeuse, on pouvait désormais déplacer le jeu des terrains en sable vers des pelouses parfaitement planes.

La plupart des disciplines sportives populaires de l’ère victorienne, en Grande-Bretagne, étaient des affaires plutôt brutales, comme le rugby, le cricket et le football. Au contraire, le tennis était plus artistique, plus subversif aussi. Les gens des deux sexes le pratiquaient, parfois même ensemble. On ne gagnait pas un match avec la force et l’endurance. On le remportait grâce à l'habileté, l’adresse. Petit à petit se développèrent des règles, des championnats et l’on commença à mettre en exergue des résultats, des records, quelque chose qui, au Moyen- ge et durant la Renaissance, ne signifiait rien du tout.

Un major du nom de Walter Clopton Wingfield apporta finalement une méticulosité qui est encore aujourd’hui valable, faisant d’un spectacle hors la loi un système fermé, au sein duquel des règles strictes devaient être suivies. Les infractions n’étaient pas seulement montrées, on les criait: «Out!»

Photo: Chris Smith (PopperPhoto/Getty Images)

Troisième partie

Au sommet

Chapitre 8
1997, année de folie

Lorsque, le 4 octobre 1994 à Zurich, Martina Hingis fait ses débuts sur le circuit professionnel du tennis féminin (la WTA), elle vient de fêter ses 14 ans. Son adversaire, plus âgée qu’elle de quinze ans, est une Américaine, Patty Fendick, alors classée au 45e rang mondial. No 45? Ce n’est pas très impressionnant. Mais cela signifie quand même que, dans le monde, il n’y avait que 44 joueuses meilleures qu’elle!

Depuis plus d’une année, le monde du tennis discute intensément d’une question: quel doit être l’âge minimum pour qu’une joueuse puisse être autorisée à tenter sa chance sur le tour professionnel?

Au printemps 1993, Hingis était devenue la plus jeune joueuse de l’histoire de Roland-Garros, Grand Chelem de Paris, à remporter le titre junior. Elle avait 12 ans, son adversaire 18. Le quotidien «Le Monde» écrivait alors: «Elle est plus petite que les demoiselles qui ramassent pour elle les balles sur le court. On pourrait jurer qu’elle peine à soulever sa raquette, mais elle joue et elle gagne avec une lucidité ahurissante.»

Martina Navrátilová, 36 ans à l’époque, celle qui a donné son prénom à Hingis, était alors sceptique devant la Suissesse qui se profilait déjà comme sa successeur: «Je ne pourrais pas exiger cela de mon enfant de 12 ans. C’est un monde d’adultes et à 12 ans, c’est extrêmement difficile d’essayer d’y vivre. C’est trop tôt. C’est trop de pression.»

Cela faisait longtemps que Navrátilová était une icône, sur les courts et au-dehors. Au début des années 1980, elle avait été une des premières stars du sport à faire son coming-out; entre 1978 et 1990, elle remporta dix-huit titres en simple dans des tournois du Grand Chelem. Ses mots comptaient.

En réponse au jugement de Navrátilová, Martina Hingis, 12 ans, répondit: «Je ne la juge pas, pourquoi me juge-t-elle? Je ne pense pas qu’elle soit trop âgée pour jouer, pourquoi pense-t-elle que je suis trop jeune?»

Aussi intelligente que cette réponse puisse paraître, Navrátilová n’était pas pour autant totalement à côté de ses pompes. En 1990, juste avant son quatorzième anniversaire, Jennifer Capriati avait obtenu une autorisation spéciale pour devenir professionnelle. Les années suivantes, la moitié du monde regardait ce qu’allait devenir cette jeunesse placée si tôt sous le feu des projecteurs: vols à l’étalage, haschisch, dépressions, avant la fin prématurée de sa carrière.

Que Martina Hingis puisse être compétitive face aux professionnelles, là n’était pas la question. La question était: est-ce qu’une jeune fille de son âge était psychologiquement prête à affronter le tour pro?

En 1993, sa maman avait dit non.

Une année plus tard, alors qu’elle venait d’avoir 13 ans, Hingis défend victorieusement son titre parisien et remporte un autre tournoi du Grand Chelem en junior, celui de Wimbledon.

Désormais, elle est prête, a alors estimé sa maman.

Qui confie: «Tout ce théâtre était complètement exagéré. Martina était la meilleure junior du monde, pourquoi n’aurait-elle pas le droit de jouer contre des adultes? Peut-être qu’elle perdrait, peut-être qu’elle gagnerait, on ne sait jamais cela par avance.»

Le 4 octobre 1994, Martina Hingis est donc entrée sur le court de la Saalsporthalle zurichoise, pour y affronter Patty Fendick, son premier match chez les professionnelles. Dans les tribunes, des milliers de curieux, des journalistes du monde entier. La plupart d’entre eux pensaient que la réalité allait ramener Hingis sur terre. Même les deux ramasseuses de balles à peine plus jeunes qu’elle, interviewées par la télévision alémanique avant le match, n’y croyaient pas: «Je pense qu’elle va perdre. Ce sera sûrement une jolie partie, mais elle n’a que très peu de chances», expliqua l’une d’elles. «Je crois aussi qu’elle va perdre. Elle a assurément beaucoup de talent pour son âge, mais comme beaucoup d’autres avant elle», répondit la seconde.

En apparaissant sur le court aux côtés de Fendick, Martina Hingis se tenait la tête bien droite. Ce n’était pas de l’arrogance, mais plutôt l’expression d’une joie longtemps attendue. La partie a commencé comme la plupart des gens l’imaginaient: Hingis a perdu d’emblée son service. Elle semblait instable, nerveuse. Mais, petit à petit, quelque chose d’imperceptible s’est passé.

Hingis ne frappait pas les balles plus violemment que Fendick, elle ne réussissait pas des points directs, ce n’était pas elle qui dictait le jeu. Parce que ses coups manquaient de force et de précision. Mais elle analysait les plans de Fendick et commençait à provoquer de plus en plus de fautes dans le jeu d’une adversaire pourtant bien plus expérimentée. Elle ne jouait pas encore de façon spectaculaire, non, mais elle réussissait juste le coup exact au moment idoine. Dès ses premiers pas chez les «grandes», on découvrait ce qui allait devenir sa marque de fabrique: elle se déplaçait sur le court avec la grâce d’une danseuse et elle jouait avec la roublardise d’une voleuse à la tire.

Hingis s’est imposé 6-4, 6-3 en à peine 66 minutes.

Il est important de se rappeler que malgré son talent de surdouée, tout ne s’est pas réalisé du premier coup. Elle va d’ailleurs perdre le match suivant, face à Mary Pierce. Et beaucoup d’autres, ensuite. Il a fallu attendre deux ans pour qu’elle remporte son premier tournoi chez les professionnelles, celui de double à Wimbledon, en 1996, aux côtés d’Helena Suková; cela faisait d’elle la plus jeune lauréate de l’histoire, dans un tournoi de Grand Chelem. En octobre de la même année, elle célébrait sa première victoire en simple, à Filderstadt.

Ces deux succès avaient pourtant été précédés d’une grande discorde entre mère et fille. En mai 1996, à Key Biscayne, en Floride, Martina s’était montrée tant désintéressée et indifférente lors de son premier match contre une joueuse placée 85 rangs derrière elle au classement mondial que Melanie Molitor avait formulé un ultimatum: une carrière au tennis, ou le retour à l’école (qu’Hingis avait quittée à l’âge de 14 ans).

«Ce fut un tournant», explique Martina Hingis. «Nous n’étions pas très contentes l’une avec l’autre.»

Et Melanie Molitor rappelle souvent: «Quand les enfants sont petits, une mère ne peut pas vraiment se représenter les problèmes que provoque la puberté. Nous nous sommes bagarrées pendant des mois. Je n’avais juste pas vu venir qu’il était beaucoup plus important pour Martina d’être une personne indépendante qu’une bonne joueuse de tennis. Jusque-là, je l’avais complètement influencée; désormais, elle se forgeait sa propre personnalité, elle ne voulait pas s’entraîner. Elle croyait que le succès venait comme ça, simplement. J’ai alors dû lui faire comprendre que, pour moi, le tennis n’avait jamais été la chose la plus importante, je le voyais juste comme la chance d’avoir une meilleure vie. Je lui ai encore dit que si elle ne saisissait pas cette chance, je continuerais toujours de l’aimer. «Je t’ai appris le tennis, mais si tu ne veux pas faire cela, ne joue pas. En Suisse, tu as beaucoup d’autres possibilités.»

Hingis ne répondit pas grand-chose – elle ne parle pas beaucoup dans les moments importants –, mais le message était passé. Elle augmente alors son pensum d’entraînement quotidien de 1,5 à 2,5 heures, commence à pratiquer l’aérobic et la boxe dans le vide.

La suite? Demi-finale à l’US Open, victoire au tournoi de Filderstadt, finale à Zurich, en demi à Chicago et titre à Oakland.

Puis 1997, l’année de folie. En janvier, à Melbourne, Martina Hingis devient la plus jeune joueuse du XXe siècle à remporter l’Australian Open. Le 31 mars, elle est la plus jeune joueuse de l’histoire à occuper la première place du classement mondial. En juillet, elle gagne Wimbledon, en août, l’US Open. Des quatre tournois du Grand Chelem, seul le Roland-Garros, à Paris, lui échappe, après une défaite surprenante en finale face à Iva Majoli. Bien plus tard, elle répétait encore: «Le réservoir était vide...»

1997 fut aussi l’année de ses 17 ans. Par comparaison: la numéro un mondiale de l’époque, Ashleigh Barty, avait 23 ans lorsqu’elle a remporté son premier tournoi de Grand Chelem.

Martina Hingis était devenue la meilleure joueuse de tennis au monde. Mais les accrochages entre mère et fille se poursuivaient. Alors, pour quelques temps, Hingis décida de poursuivre sa carrière sans sa maman.

«Je pense que je voulais lui montrer que j’étais capable de le faire sans elle», nous raconte-t-elle à propos de son initiative individuelle des années 1998 et 2001. «Ou, peut-être, que je voulais m’en persuader moi-même? Maman n’a certes pas sauté de joie, mais elle a laissé faire. Ce n’était pas une vraie dispute entre nous. D’ailleurs, après chaque match, je l’appelais: «Heey, j’ai gagné!» Et elle répondait: «Oui, oui...» Elle regardait bien sûr tous les matches à la télévision. Elle se réjouissait pour moi, mais elle pensait, au fond d’elle-même, qu’avec elle j’aurais atteint la finale de tel ou tel tournoi, que je ne me serais pas arrêtée en demi. Et rapidement, j’ai remarqué qu’il m’était difficile d’être toujours en voyage sans elle. J’avais de la peine à me motiver à l’entraînement; pour cela, j’avais besoin d’elle.»

Et de poursuivre, après une pause: «À la fin, on revient toujours aux solutions qui fonctionnent le mieux. Il était désormais évident pour moi que ma mère était la personne à laquelle je pouvais le mieux confier ma vie.»

Il est d’ailleurs remarquable que cette relation entre Martina Hingis et Melanie Molitor soit restée aussi étroite durant une si longue période. D’autant plus lorsqu’on se remémore combien de gens, pendant les années nonante, ont laissé entendre que ladite relation était définitivement déchirée.

D’ailleurs, celui qui le souhaite peut s’en convaincre en faisant un petit test dans son entourage: demandez séparément à vos proches ce qu’ils pensent de la maman de Martina Hingis. Les réponses les plus probables devraient être proches de ces mots: «La mamie du tennis», «pas sympathique», «obstinée».

Renforcée par d’innombrables articles de presse, l’image négative de Melanie Molitor s’est propagée dans la conscience suisse: celle d’une préceptrice sans cœur désirant vivre à travers sa petite fille sauvage le rêve qu’elle n’avait jamais pu atteindre elle-même.

Confrontée à ce reproche sévère, Melanie Molitor répond: «Martina a toujours été libre. Pour moi, c’était important. Je voulais qu’elle soit libre et j’acceptais ses décisions sans détours.»

Ce rapport de force entre les deux femmes était totalement opposé à ce que le public imaginait: Molitor ne voulait pas façonner Martina selon ses propres idées, elle voulait juste que la personnalité de sa fille puisse s’exprimer sur le court: «Tu joues comme tu vis», dit-elle encore. Ce qui signifie que si l’on aime le culot et la jouerie de Martina sur le court, il faut aussi accepter un certain non-conformisme en-dehors du terrain. L’un ne va pas sans l’autre.

C’est peut-être là que s’est faite la différence par rapport à un André Agassi ou à une Tracy Austin, qui tous les deux également se retrouvèrent dans le monde professionnel alors qu’ils n’étaient encore que des adolescents, forcés par leurs parents. Malgré leurs succès, ils semblaient souffrir du tennis comme d’une grave maladie, à un point tel que tous les deux furent soulagés lorsque cela s’est terminé. Pour Martina Hingis, c’est différent: aujourd’hui encore, c’est sur un court de tennis, et nulle part ailleurs, qu’elle se sent le mieux.

C’est naturellement l’une des platitudes les plus extrêmes que l’on puisse écrire à propos du sport: ce qui est juste est ce qui fonctionne.

Lors de la préparation de cet article, toutes les rencontres avec Martina Hingis se sont déroulées à proximité d’un lieu dédié au tennis: à Zoug, elle joue en Interclub avec trois anciennes amies; à Bienne, elle officie comme coach de l’équipe suisse de Fed Cup; au centre de tennis de Melanie Molitor, à Wollerau, elle s’entraîne avec des élèves de sa maman. La raquette en mains, elle semble libérée. Quand on la voit ainsi, on ne peut que penser que, pour elle, le tennis ne fut jamais une charge, mais toujours une immense joie.

Et c’est toujours le cas. Sa présence sur un court n’est pas un plongeon mélancolique dans le passé, ce n’est pas une tentative désespérée de s’accrocher aux triomphes d’hier. Non, Martina est juste là. Elle ne regarde pas derrière elle, pas devant non plus, elle n’a pas d’attentes. Elle est simplement sur le court et profite du jeu.

En 1997, soit cinq ans après ses critiques initiales à l’encontre de la Suissesse, Martina Navrátilová parlait différemment de Martina Hingis. Dans une interview à une journaliste du magazine américain «Sports Illustrated», elle confiait: «Si j’avais une fille, j’essaierais de la retenir le plus longtemps, pour qu’elle ne joue pas autant, si tôt. Mais la maman de Martina s’est montrée très clairvoyante avec elle. Elle lui a permis de construire sa vie. Martina est une fille du tennis, mais pour sa mère, elle est d’abord une fille.»

Sa meilleure année: 1997.
Chapitre 9
Pourquoi est-ce que l’on compte si bizarrement en tennis?

Le tennis est un sport capricieux, riche de mystères et de contradictions. Prenez la manière de compter les points, la plus bizarre de tout le monde du sport organisé: Love (zéro), 15, 30, 40, jeu. Certains disent que ce système d'attribution des points s’inspire des quarts d’heure. Mais dans ce cas, pourquoi 40 et pas 45?

D’autres affirment que c’est l’héritage d’une forme très ancienne du tennis où, à chaque point gagné, on avançait de 15 pieds sur le terrain. Même remarque: pourquoi 40 et pas 45? Simplement, pour les teneurs de cette explication, parce qu’avec 45 pieds... on se retrouvait trop proche du filet!

L’utilisation de «love» pour signifier zéro est encore plus énigmatique. Une théorie place son origine au XVIe siècle, lorsque des protestants et protestantes néerlandais fuirent en Angleterre pendant les guerres de religion et, tant démunis qu’ils étaient, ne jouèrent pas pour l’argent, mais bien pour le seul honneur («iets voor lof doen»).

Une autre explication penche sur le fait que le chiffre 0 ressemble à un œuf. «L’œuf» prononcé avec l’accent britannique pouvant devenir «love».

Ces deux théories semblent plausibles, mais il y a encore beaucoup plus fascinant: en raison de cette ponctuation particulière et du découpage en jeu, sets et match, une joueuse qui a marqué plus de points que son adversaire sur l’ensemble de la partie... peut perdre! C’est le «paradoxe de Simpson». L’exemple le plus compréhensif est celui-ci: 0-6, 7-5, 7-5! Ici, la perdante a remporté 16 jeux, la lauréate 14 seulement!

Pire encore: chaque point n’a pas la même valeur! 5-5, 15-30, deuxième service est un moment dramatique du jeu. En comparaison, le point précédent est moins important! Mais il est néanmoins faux de ne prendre en considération que les «big points», parce que ceux-ci trouvent toujours leur importance dans les points gagnés précédemment.

Souvent, on mesure les grands champions à leurs facultés de jouer les points décisifs, mais il ne faut jamais oublier que l’instant décisif ne serait pas, sans tous les instants précédents.

Chapitre 10
Même la pire journée a une fin

Le 5 juin 1999, Paris fut le théâtre d’un interminable duel: en finale de l’Open de France, Martina Hingis, 18 ans, affronte Steffi Graf, 30 ans. L’une des deux joueuses, Martina Hingis, voulait remporter le seul titre du Grand Chelem qui manquait à son palmarès; l’autre, Steffi Graf, était la plus grande joueuse au monde depuis Martina Navrátilová qui, en quelque sorte, faisait sa tournée d’adieux. Elle avait déjà gagné 21 titres du Grand Chelem, sa carrière avait été marquée par des blessures et, depuis trois ans, elle n’avait plus atteint une finale.

Cette rencontre va creuser encore la relation de désamour entre Hingis et l’opinion publique suisse. Néanmoins, durant nos entretiens, nous n’avons pas trouvé – et de loin – ce comportement, celui autour duquel on a tant débattu à son encontre.

(C’est l’une des nombreuses incohérences de l’existence humaine: on ne se croit pas capable de s’adresser directement à l’opinion publique ou aux critiques. Que ce soit avec ses propres parents ou avec la No 1 mondiale. L’explication est banale: on ne veut pas blesser l’autre, on ne veut pas provoquer un conflit ou précipiter une rupture.)

C’est un joli jour d’automne. Nous sommes sur la terrasse de l’un de ses restaurants préférés. Martina Hingis se met soudainement, d’elle-même, à parler de cet instant.

«Cela faisait des mois que la sauce montait. On répétait toujours que je ne serais jamais devenue No 1 si Steffi ne s’était pas blessée. Je savais quelle était l’opinion des gens et je voulais prouver qu’ils se trompaient. J’avais déjà battu trois fois Steffi, deux fois à Tokyo, une fois à Rome; mais ce match, je voulais plus que tout le gagner, plus qu’aucun autre auparavant. Je voulais impérativement la battre, lui prendre ce titre.»

Le fait que l’Allemande était parvenue à se qualifier pour la finale en battant difficilement Lindsay Davenport, la numéro 2, et Monica Seles, la numéro 3 du classement mondial, tenait déjà du miracle. Et voilà qu’elle se retrouvait face à la joueuse amenée à lui succéder.

C’était un duel de deux générations, de deux styles de jeu. D’un côté, Graf, dont le surnom, «Mademoiselle Coup Droit», disait tout de son coup préféré, tellement destructeur que ses adversaires n’avaient pas le choix, elles ne pouvaient qu’essayer de se défendre durant tout un match. Elle disposait aussi d’un jeu de jambes incroyable et d’un revers slicé parfait.

De l’autre côté, Martina Hingis, qui jouait au tennis comme si le terme «toucher de balle» avait été inventé uniquement pour elle.

«Toucher de balle», quelle belle formule! Elle ne signifie pas seulement la pureté du contact avec la balle, pas seulement la capacité de tenir la raquette dans l’angle idéal, pas seulement de délivrer la puissance exacte; non, c’est beaucoup plus que cela. Cela veut aussi dire avoir la capacité de faire passer sans la moindre peine au-dessus du filet des balles que l’adversaire ne va reprendre qu’après de grands efforts. Hingis avait le «toucher de balle». Ce qui était difficile pour les autres ne l’était pas pour elle.

Les deux antipodes d’un sport s’affrontaient donc à Paris. Hingis était la favorite, même si Graf n’avait encore jamais été battue dans une finale de tournoi du Grand Chelem.

Début 1997, Martina Hingis avait déclaré à la télévision allemande: «Steffi est restée trop longtemps éloignée des courts, elle ne va plus réussir à jouer au plus haut niveau.» Et: «Les temps ont changé. Apparemment, seuls les Allemands ne peuvent pas le comprendre.» Cela sonnait comme de la vantardise, mais, honnêtement, c’était tout à fait vraisemblable. Hingis avait véritablement le sentiment qu’elle était meilleure et que le temps de Graf était passé.

Nulle part ailleurs on ne se sent plus seul que sur un court de tennis. Photo: Al Bello (Staff/Getty Images)

On peut faire deux lectures différentes de cette finale. La première dans les déclarations de Graf qui, après coup, a avoué: «Ce fut le plus beau moment de ma carrière.» L’autre lecture est bien sûr celle de Martina Hingis qui, les larmes aux yeux, explique au public français: «Je reviendrai l’année prochaine et peut-être qu’alors vous serez de mon côté.»

Qu’était-il arrivé?

En comparaison à Wimbledon, les coulisses du tournoi de Roland-Garros sont vivantes, colorées, bruyantes. Le public est indifférent aux pénibles règles du sport. On entend des exclamations, des encouragements, mais aussi des sifflets. Le «silence, s’il vous plaît!» des arbitres est souvent ignoré.

En ce samedi après-midi ensoleillé, la majorité des 16'000 spectateurs et spectatrices de la finale qui se pressent autour du court Philippe-Chatrier sont fascinés à l’idée de voir une quintuple lauréate du French Open l’emporter une dernière fois. Face à cette adolescente qui bouscule la hiérarchie.

Mais Hingis ne se laisse pas pour autant influencer. Dès le premier jeu, son plan est clair: comme des centaines de joueuses avant elle, elle joue sur le revers de Graf. Mais à la différence de la centaine de joueuses avant Hingis, Graf ne réussit que rarement à renvoyer la balle. Les coups sur la ligne d’Hingis sont trop précis, trop longs; trop souvent les amortis et les attaques au filet d’Hingis font mouche, quand elle ne varie pas ses coups droit. Et dès que Graf a besoin d’une seconde balle de service, on retrouve Hingis à l’affût comme un serpent, un bon mètre à l’intérieur du terrain.

En quelques mots: elle joue comme une routinière qui connaît exactement ses forces et qui a détecté les faiblesses de son adversaire.

Elle gagne extrêmement facilement le premier set. Au deuxième, après un break, elle mène 2 à 0. Le public sent que l’Allemande s’effondre et commence à crier: «Steffi, Steffi!» Au troisième jeu, la juge de ligne signifie un retour d’Hingis «out», une décision douteuse pour Martina, qui demande à l’arbitre de descendre de sa chaise pour venir contrôler l’impact de la balle.

L’arbitre confirme la décision. Et à ce moment, à l’âge de 18 ans, Hingis commet une erreur que, vingt-deux ans plus tard, elle a toujours en tête. Au lieu d’accepter la décision – cela faisait alors 0-15, Hingis pouvait encore gagner sans problème son jeu de service –, au lieu de se concentrer sur le prochain point, elle se rend du côté de son adversaire – un tabou absolu en tennis – pour vérifier elle-même l’impact de la balle.

L’arbitre couche sur ses positions: la balle est dehors! Hingis s’approche de sa chaise comme une gamine rageuse. Et seule la menace d’une disqualification la convainc de reprendre le jeu.

Le public est hors de lui, il ne fête pas seulement sa «Steffi», mais il hue, invective la Suissesse.

À ce stade de l’histoire, il est important de relever trois points.

Premièrement: sur les images au ralenti, on voit clairement que la balle d’Hingis touche la ligne; on peut dès lors se demander si ce n’est pas plutôt Steffi Graf qui a commis un acte antisportif, en n’acceptant pas que la balle était bonne. Elle était plus âgée de douze ans que Martina Hingis et avait déjà vécu à de nombreuses fois une telle situation. Pourquoi n’a-t-elle pas eu la grandeur de corriger la décision arbitrale? Ainsi, elle serait devenue avec raison la Reine de Roland Garros.

Deuxièmement: cet intermède allait remettre Graf dans le jeu. À 4-4, Hingis a bien réussi un nouveau break avec un revers le long de la ligne qui surprit tant Graf qu’elle ne tenta même pas de rattraper la balle, mais c’est bien l’Allemande qui remporte finalement le set.

Troisièmement: Hingis avait 18 ans. À cet âge, d’autres tentent de passer leur maturité; c’est aussi un moment de grande pression, c’est vrai, mais personne ne vous regarde. Personne ne vous hue lorsque vous commettez une faute. Personne ne braque sa caméra sur votre visage lorsque vous pleurez. Hingis était complètement seule quand elle a craqué. Et les 16'000 spectateurs et spectatrices hurlant étaient les témoins de ce moment. C’est dans ces instants que l’on apprend que le tennis est la plus solitaire des disciplines sportives. En boxe, chacun a son coin, dans lequel l’entraîneur soulage les douleurs au visage avec de la vaseline, tout en motivant son protégé. Au tennis, l’entraîneur ne peut au mieux qu’encourager et applaudir.

Dans le dernier set, Hingis perd son fameux «toucher de balle». Elle va aussi perdre le contrôle de la situation. Elle se perd. Chaque joueur, chaque joueuse amateur le sait très bien: lorsqu’on se trouve sur le court, on se souvient de soi-même d’une manière très particulière. Parce que l’on découvre à la fois le plus beau, mais aussi le pire côté de sa personnalité.

Martina Hingis s’est querellée avec l’arbitre, avec le public, qui ne cesse désormais de la huer méchamment. Elle est tellement frustrée qu’elle tente de résister jusqu’à ses dernières forces. Sur la première balle de match de Graf, elle se défend par un coup peu sportif, ce qui est moins l’expression de l’arrogance qu’un aperçu de son désespoir.

Et comme si elle voulait repousser la fin le plus loin possible, elle sert une fois de plus la seconde balle de match contre elle depuis le bas. Puis, elle lance une nouvelle discussion avec l’arbitre, cette fois en raison des sifflets qui descendent de la tribune. C’est alors que Graf lance ces mots qui devinrent légendaires: «Are we gonna play tennis or are we talking a little bit? We play tennis? Okay.»

Hingis perd le match. Et sa contenance. Sous les cris de joie des spectateurs et des spectatrices, elle quitte le court en pleurs, sans attendre la cérémonie protocolaire.

«Si ma maman n’avait pas été là, je ne serais pas revenue», nous raconte-t-elle. «Je pensais qu’ils voulaient m’assassiner.»

Melanie Molitor explique: «Personnellement, je ne serais pas revenue, je ne serais jamais revenue dans une telle situation. Mais Martina, ce n’est pas moi. Et sa position se serait affaiblie dans des proportions énormes si elle n’était pas revenue. Si je l’ai renvoyée sur le court, si je l’ai accompagnée, c’était une pure décision cérébrale, parce que le cœur, les sentiments, disaient totalement autre chose. Moi aussi, j’ai considéré tout cela comme un manque total de fair-play.»

Après de longues minutes d’attente, Martina Hingis, bras dessus, bras dessous avec Melanie Molitor, revient sur le court. Pendant longtemps, elle reste collée à sa maman, pleurant à chaudes larmes jusqu’à enfin se décider à participer à la remise des prix et féliciter Steffi Graf. Ensuite, elle s’approche du public et dit, en français: «Je reviendrai l’année prochaine, et peut-être que vous serez enfin de mon côté.»

Elle ne gagnera plus jamais de titre du Grand Chelem en simple.

Depuis toutes ces années, depuis cette finale de Paris en 1999, on demande toujours à Hingis d’évoquer cet instant; mais jamais elle n’a été en situation de pouvoir expliquer totalement son comportement cet après-midi-là.

«Pendant longtemps, on ne comprenait pas comment je fonctionnais», nous dit-elle. «Steffi était une travailleuse. Une machine. Chez elle, on voyait les efforts. Pas chez moi. Chez moi, tout semblait facile.»

Et cela ne correspondait pas à la Suisse. On ne peut pas gagner en s’amusant, on doit travailler. Celui qui a de la facilité devient suspect. Peut-être qu’avec Roger Federer, cela a un peu changé. Nous sommes émerveillés par son élégance, par sa légèreté sur le court. Et plus encore: on subodore que la facilité apparente coûte des forces, que la légèreté a besoin d’être entraînée. Et que des efforts importants peuvent être invisibles.

Chapitre 11
Une tête de moins

Si Martina Hingis a joué un rôle majeur dans l’histoire du tennis féminin, son jeu était néanmoins atypique à son époque. Parce que, parallèlement à son avènement, débute l’ère du «Power-Baseline-Tennis», comme on nomme ce jeu depuis la ligne de fond qui a détrôné les spécialistes de services-volées des années 80.

1m70 contre 1m85: Martina Hingis et Venus Williams en 1999. Photo: Harry How (Allsport)

Le changement était important et en relation direct avec une innovation technologique: l’arrivée des raquettes en matières synthétiques.

Petite excursion, si vous le voulez bien, dans le monde de la technique de la raquette. Pour le dire en quelques mots, il existe en tennis deux raquettes, une pour le coup droit, l’autre pour le revers. Avec chacune d’elles, on peut jouer de deux manières différentes. Le topspin signifie que l’on effleure la balle avec un mouvement de bas en haut de la raquette, provoquant ainsi un effet de rotation et, après l’impact, la balle prend beaucoup de hauteur, surprenant du coup l’adversaire.

La deuxième variante, c’est le slice. La balle est «coupée» d’un mouvement du haut vers le bas de la raquette, provoquant ainsi un effet de recul. Dans le slice, la trajectoire de la balle est extrêmement plate et longue et, après l’impact, elle ne rebondit que très peu, ce qui complique le retour pour l’adversaire.

Le topspin et le slice étaient utilisés depuis longtemps, mais avec l’arrivée de raquettes de plus grands formats en matières synthétiques, le topspin devenait plus rapide et plus dangereux. L’ère du topspin mena à une sorte d’uniformité dans le jeu – tout le monde utilisait le même coup –, donc de plus grandes similitudes entre les joueuses.

Les sœurs Williams sont les représentantes emblématiques de cette génération de joueuses capables de proposer des services fulgurants et des retours pris extrêmement rapidement. Chez elles, tout était intimidant: leur taille, leur corpulence, leur force, leur jeu défensif. La préparation athlétique, la force musculaire et l’endurance devenaient soudainement plus importants que le toucher de balle, la finesse et l’inventivité.

D’une certaine manière, Hingis était l’antithèse de ce tennis. Avec ses 170 cm, elle était simplement trop petite pour tenter de résister sur le plan physique; très rapidement, elle comprit qu’elle ne battrait jamais Serena (181 cm), ni Venus Williams (185) avec la force, mais bien avec la jouerie.

Les services des sœurs Williams étaient des armes. Au contraire, ceux d’Hingis étaient d’une grande légèreté. Ils manquaient de force, ils ne foudroyaient pas l’adversaire.

En finale de l’US Open 1997, Martina Hingis réussit encore à résister à Venus Williams, en contrôlant cette débutante dont on parlait tant avec des amortis insolents et un coup d’œil excellent. Deux ans plus tard, à l’automne 1999, elle perdait contre la sœur, Serena Williams. Désormais, la force athlétique avait pris le dessus sur la finesse.

C’était évidemment dans le service que ce changement de paradigme était le plus visible. Les joueuses petites et légères, comme Hingis, n’étaient pas capables de proposer des services puissants, leur vitesse se situait généralement autour des 150 km/h. C’était totalement différent avec Serena Williams, dont les services moyens étaient chronométrés à 170 et les meilleurs à plus de 200 km/h. Le service de Williams n’était plus la préparation d’un point, il était le point.

Le service est l’un des mouvements les plus complexes, techniquement, du sport. On peut peut-être le comparer avec un drive au golf ou un tir à trois points en basketball. L’idée de base du service est de créer le maximum de problèmes pour l’adversaire. Il n’est donc pas du tout question de «servir» la balle, donc l’adversaire. C’est même exactement le contraire, comme l’écrit le Romand Etienne Barilier: «Le but, c’est d’offrir le pire des services à quelqu’un», soit placer la balle à un endroit si compliqué que l’adversaire ne parvient pas à la retourner.

Au tennis, le service lance le jeu et dicte la suite des échanges. Un service injouable pour l’adversaire amène un point direct; un service trop faible ou trop mal placé, et c’est ce même adversaire qui dispose immédiatement d’une possibilité de contre-attaque. Il est impressionnant de constater l’état nerveux des joueurs et des joueuses dans ce moment clef du jeu. Ivan Lendl avait toujours dans la poche de son short de la sciure de bois avec laquelle il frottait le manche de sa raquette. Avant de servir, Novak Djokovic tape nerveusement plusieurs fois la balle et Rafael Nadal... Rafael Nadal mériterait un chapitre pour lui tout seul!

Martina Hingis était différente. Elle tapait la balle au sol deux fois, peut-être trois, elle lançait un bref regard et elle servait. Rien de superflu, aucun rituel. Pas de ces incessants mouvements de la raquette, jamais elle ne grattait le sol avec les pieds, pas de tirage nerveux de son maillot, on ne la voyait jamais s’essuyer le front. Non, elle servait juste la balle, comme si elle était pressée de devoir le faire.

Début 2003, lorsque Martina Hingis se retira une première fois du monde du tennis, elle n’avait que 22 ans. Elle avait de plus en plus de difficultés face au «power tennis» des sœurs Williams, de Lindsay Davenport et de Jennifer Capriati, revenue à un niveau très élevé. Mais ce qu’elle payait le plus cher, c’étaient ses débuts sur le tour alors qu’elle était si jeune. Huit ans durant, dès son quatorzième anniversaire, elle avait joué au plus haut niveau. Elle jouait plus de vingt tournois par an, dans lesquels elle devait se battre en raison de son infériorité corporelle. Et comme elle ne réussissait que rarement des «aces», elle était contrainte à jouer chaque point, ce qui signifiait une dépense physique énorme. Son style de jeu avait des conséquences: inflammations chroniques au pied gauche, déchirures ligamentaires, opérations.

Ce qui finit par la convaincre de se retirer, ce fut trois défaites contre des adversaires russes en 2002: «Elles étaient déjà bonnes, mais l’année suivante, elles avaient véritablement explosé», nous raconte-t-elle. «Le problème, c’est qu’à cette époque, je pensais: tu ne peux tout simplement pas perdre contre de telles adversaires!»

Et il y avait autre chose: «Avez-vous vu le film «Borg/McEnroe»? Je me sentais totalement comme Borg: soit tu as encore la chance de gagner les plus grands tournois, soit tu renonces. Je pensais exactement cela: quand tu as été une fois numéro 1, tu ne veux pas être numéro 2.»

Hingis se retira donc à l’âge de 23 ans, parce qu’elle n’était plus persuadée de pouvoir encore battre chaque joueuse de la planète, comme elle l’avait fait les huit années précédentes.

Photo: Focus on Sport/Getty Images

Quatrième partie

Le génie «Hingis»

Chapitre 12
Parce qu’elle aime la vie

Lors de notre première rencontre avec Martina Hingis, à l’automne 2019, cela faisait deux ans qu’elle avait pris sa retraite (on l’oublie trop facilement, peut-être parce que c’est difficile à croire, mais elle a réussi plusieurs comebacks et, à l’âge de 37 ans, elle jouait encore au niveau mondial). Elle a mis au monde une fille, Lia, et partage sa vie avec son mari, Harald Leemann, un médecin du sport de l’Hôpital cantonal de Zoug, dans une habitation zougoise avec vue sur le lac. Leemann travaille beaucoup, mais Martina ne veut pas envoyer sa fille à la crèche. Quand elle joue au tennis ou qu’elle monte ses chevaux – les deux choses plusieurs fois par semaine – c’est grand-maman Molitor qui s’occupe de la petite.

Il n’avait pas été facile de décrocher ce rendez-vous et, à ce moment-là, nous n’imaginions pas encore qu’un jour, nous écririons l’histoire de la vie de Martina Hingis. Nous désirions juste une interview. Elle avait toujours, nous semblait-t-il, donné l’impression de ne pas se montrer particulièrement intéressée de s’expliquer dans les médias.

Mais avec le temps, nous avons compris que ce n’était pas le cas. Elle ressent un énorme besoin de se faire comprendre. Malheureusement, jusque-là, elle avait toujours été déçue. Elle parle volontiers d’elle, mais en même temps, elle peut en avoir rapidement assez. Elle aimerait raconter sa vie, mais elle redoute que la perception des médias ne s’ancre, toujours, sur les mêmes histoires.

«Cela fait mal que l’on ne me questionne que sur mes erreurs, la finale de Paris, l’affaire de la cocaïne, mes histoires avec les hommes», finit-elle par nous dire près d’une année et demie après notre première rencontre. C’était au printemps 2021 et ce fut, pour nous, une surprise totale lorsqu’elle nous appela depuis sa voiture. Elle était sur le chemin du retour, après une interview télévisée qui ne s’était visiblement pas déroulée comme elle l’espérait; aujourd’hui, elle en est encore énervée, persuadée qu’elle aurait dû la refuser. «Je le refais encore et encore, mais au fond, je souffre de devoir toujours me justifier.»

Lors de la première interview à l’automne 2019, nous avions essentiellement parlé de son enfance en Tchécoslovaquie. Et, pour une première fois, nous avions entendu beaucoup de choses. À la fin de la rencontre, nous lui avions timidement demandé si l’on pourrait éventuellement se revoir une seconde fois, parce qu’il y avait encore beaucoup de questions ouvertes. Elle hésita un instant, avant de répondre en riant: «Et il y a aussi encore beaucoup à raconter.»

Nous nous retrouvâmes une fois dans la halle de tennis où, avec sa maman, elle entraîne des enfants. Nous voulions savoir, à ses yeux, quel avait été le meilleur match de sa carrière.

«C’était en mars 2000 contre Monica, en demi-finale du tournoi de Key Biscayne. Quasi le match parfait. J’ai gagné 6-0, 6-0. Elle était alors numéro 7 mondiale et je l’ai...». Elle réfléchit quelques instants: «Oui, je crois qu’on peut le dire ainsi: je l’ai détruite. Je crois que c’était vraiment dur pour elle.»

Monica? C’est bien sûr l’Américaine Monica Seles, née en 1973 dans ce qui était alors la Yougoslavie. Lorsqu’elle annonça sa retraite, en 2008, elle était peut-être la joueuse la plus vénérée que le tennis ait jamais connu.

«Key Biscayne? Je m’en rappelle très bien», rigole Seles, à l’occasion d’une rencontre via Zoom. «Martina m’a totalement désossée», dit-elle dans le salon ensoleillé de sa maison de Sarasota, sur la côte ouest de Floride, où elle vit depuis que, en 1986, Nick Bolletieri l’a découverte pour son académie. «Demandez tout ce que vous désirez, ajoute-t-elle en riant, s’il s’agit de Martina, j’ai tout le temps du monde.»

Beaucoup disent de Monica Seles qu’elle aurait pu devenir la meilleure joueuse de l’histoire du tennis. Elle avait 14 ans lors de ses débuts sur le circuit professionnel, en 1989; et avant-même son vingtième anniversaire, elle avait déjà remporté huit tournois du Grand Chelem. En 1991, elle a ravi à Steffi Graf la place de numéro 1 mondiale qu’elle avait occupée durant 186 semaines.

Monica Seles se rappelle aussi très bien de son premier match face à Hingis. C’était à la fin de l’année 1996, en finale du tournoi d’Oakland, en Californie. «Martina était une enfant, mais elle jouait comme une adulte. Jusque-là, je n’avais jamais rencontré une joueuse si jeune qui comprenait aussi bien le jeu. Le plus étonnant était la rapidité avec laquelle sa tête prenait des décisions. Avant chaque match, la plupart des joueuses établissent un plan et, pendant la rencontre, elles y apportent peut-être une ou deux modifications. La critique, la bonne analyse suivent plus tard. Au contraire, avec Martina, je me rendais bien compte comment elle réfléchissait et comment elle adaptait son jeu pendant que nous jouions.»

Hingis a remporté ce match et, ainsi, son deuxième tournoi sur le circuit professionnel. Elle allait terminer la saison à la place de numéro 6 mondiale, alors qu’elle n’avait que 16 ans.

Lorsque nous avons raconté à Monica Seles qu’en Suisse, Hingis avait longtemps été considérée comme une arrogante, qu’on la prenait parfois comme un phénomène anormal, elle n’a pas compris de quoi nous parlions, tant cela lui paraissait absurde. Seles nous a alors dit: «Ce que j’aimais le plus chez Martina, c’est justement qu’elle est toujours restée la même, dans le succès comme dans la défaite. Elle avait tellement les pieds sur terre, elle n’avait pas un énorme entourage, comme d’autres joueuses au sommet pouvaient en avoir. Il y avait elle, sa maman et Mario. Jamais je ne l’ai vue être accompagnée par une «sparring-partner»; elle s’entraînait avec les joueuses qui étaient déjà sur place.»

Monica Seles se sentait particulièrement bien avec Melanie Molitor. Par respect, elle utilise encore le terme «Miss Molitor» pour parler d’elle. En regardant Molitor, Seles se rappelait de son papa Karolj qui, jusqu’à sa mort en 1997, était son entraîneur et l’accompagnait sur chaque tournoi: «J’ai toujours dit à Martina: «Si tu ne veux plus travailler avec ta maman, je l’engage immédiatement.»

«Pourquoi?» demandons-nous.

«Parce que, par rapport aux autres entraîneurs, hommes et femmes, Miss Molitor était différente. Quand nous nous entraînions ensemble, avec Martina, elle ne pensait pas: «Oh, Monica est une adversaire de ma fille, je ne veux pas qu’elle s’améliore.» Elle partageait son savoir, me donnait des conseils, un bon feed-back, comme si elle avait été mon entraîneure et pas celle de Martina. Elle était modeste et désintéressée, pour elle, il n’y avait que le jeu. C’est pour cela que je l’admirais tant. Vous savez, sur le tour, on rencontre aussi des parents totalement différents, du genre de ceux qui me criaient les pires injures quand je jouais contre leur fille.»

Le téléphone de Monica Seles sonne. Elle se retourne – c’est son mari, Tom Golisano – et nous garde en attente. Au moment où nous pensons qu’elle ne reprendra pas la discussion, elle apparaît à nouveau à l’écran. Car elle a encore quelque chose à nous dire à propos d’Hingis.

«De nombreuses joueuses du circuit professionnel ne te saluent même plus lorsque tu les élimines. Certaines croient peut-être qu’elles doivent se comporter ainsi pour connaître le succès. Martina n’a jamais été comme cela. Elle avait toujours du temps pour une petite causette ou un sourire. Si je devais entraîner une jeune joueuse, j’aimerais vraiment qu’elle ait la même personnalité que Martina: elle était compétitive, mais, dans le même temps, elle savait aussi qu’avec le tennis, ce n’est pas à la vie, à la mort.»

Seles fait une nouvelle pause. Nous pouvons imaginer ses pensées. Plus que toute autre, elle sait qu’on ne peut pas confondre un match et la vie. Lors d’un tournoi à Hambourg, en 1993, un admirateur (malade psychiquement) de Steffi Graf lui avait planté un couteau dans le dos. La plaie s’est guérie, mais Monica n’a plus jamais retrouvé la sérénité après cette agression. Pour elle, le tennis était alors devenu secondaire.

Nous lui demandons de nous parler encore de ce côté particulier de Martina Hingis.

«Regardez ses chevaux, combien elle les aimait alors qu’elle était encore une jeune fille. Même quand elle était numéro 1 mondiale, elle allait les monter, elle skiait, elle pratiquait le skate. Un entraîneur normal lui aurait interdit tout cela, en raison des risques de blessures.»

Seles fait allusion à une autre histoire. En 1997, après une chute à cheval, Hingis avait dû subir une arthroscopie du genou; le déficit de condition physique qui résulta lui a peut-être coûté la victoire en finale de l’Open de France face à Iva Majoli et, donc, le Grand Chelem en fin d’année.

«Martina a géré cette situation, parce qu’elle aime la vie, poursuit Seles, parce qu’elle voulait également avoir une vie à côté du tennis. Je crois que c’est pour cela qu’elle s’est toujours entendue avec tout le monde.»

Chapitre 13
Trois types de vision

0-6, 0-6. Existe-t-il, dans n’importe quelle autre discipline sportive, un résultat aussi explicite, aussi brutal? Il signifie que tu n’as pas eu la moindre chance, que tu as été battue par une adversaire nettement meilleure que toi, qui devinait où tu voulais jouer la balle et qui te surprenait par chacun de ses choix, même quand tu étais sûre de ton fait.

Si Hingis estime que ce 6-0, 6-0 contre Seles a été le meilleur match de sa vie, ce n’est pas parce qu’elle y a «démonté» son adversaire. C’est juste parce que, ce jour-là, elle a marié ses deux qualités principales à la perfection: la lecture du jeu adverse et la sensation du sien.

«Pour maman, Seles et Capriati étaient comme des points de repère. Nous essayions d’imiter leur jeu et même de l’améliorer. J’ai ainsi tenté de récupérer le plus rapidement possible la balle, mais aussi de jouer avec toujours plus de variations», explique Hingis.

Lobs, balles arrêtées: une petite introduction au style de jeu de Hingis. Source: Australian Open TV, Roland-Garros, Eurosport

Lors de nos recherches, nous nous sommes plusieurs fois demandé pourquoi les sportifs et les sportives d’élite étaient si peu éclairants au moment de décrire leurs performances, quand bien même ils sont les seuls êtres humains à connaître les sensations vécues durant un état de grâce.

C’est - l’idée est de David Foster Wallace - l’antique paradoxe entre créer et observer, entre «faire quelque chose» et «en parler.» L’un ne va pas sans l’autre, pourtant les deux ne viennent que rarement ensemble. C’est peut-être aussi pourquoi les conférences de presse sont souvent séduisantes mais presque toujours décevantes: on espère découvrir un son original provenant du plus profond du génie. Mais on ne nous livre que des banalités.

La spectatrice qui a observé le mieux le talent hors normes de Martina Hingis, c’est évidemment sa maman. Elle considère, elle aussi, que l’une des forces principales de sa fille est de lire si bien le jeu de l’adversaire qu’elle peut réagir dans l’instant. Cependant, elle le raconte différemment.

«Il n’y a pas une balle que Martine ne puisse jouer. Bien sûr, elle ne touche pas chaque balle, elle ne marque pas chaque point. Mais il n’y a aucun coup adverse auquel elle ne peut, théoriquement, donner une réponse. Son infériorité physique était, une fois encore, son plus grand point faible, mais nous ne pouvions rien y changer. En revanche, nous pouvions travailler sur ce point.»

«En étant plus rapide sur ses jambes que les autres?» demandons-nous.

«Non, répond immédiatement Molitor, elle n’était pas plus rapide avec ses jambes. Elle était plus rapide dans sa tête, avec ses yeux!»

Pour Molitor, ce point de l’importance du regard est un élément central. Il ne s’agit pas seulement de se positionner juste face à la balle, mais bien de la toucher dans la position juste: à la hauteur de la taille, légèrement sur l’avant du corps, une histoire de millimètres et de microsecondes. Pour Molitor, c’est une façon différente d’utiliser le regard: «Quand son adversaire envoyait une balle, Martina savait déjà ce qui allait se passer. C’était également le cas d’Agassi: il n’était pas rapide, mais il se trouvait toujours à l’endroit où la balle arrivait.»

Molitor parle de trois types de regards. Premièrement, on doit avoir en vue la balle, sa vitesse et sa trajectoire. Deuxièmement, on doit regarder l’adversaire, lire ses mouvements, idéalement estimer les effets qu’elle va donner au moment de son coup et, idéalement encore, faire déjà trois pas en avant lorsqu’on comprend qu’elle va tenter un amorti. Enfin, troisièmement, on doit regarder le court, ses limites et les espaces libres qu’il offre.

Lorsque l’on dit que Federer regarde la balle comme si elle arrivait au ralenti - ce qui explique pourquoi il a plus de temps que l’adversaire - on peut dire qu’Hingis jouait à sa manière comme les grands régisseurs du football: Zinédine Zidane, Michel Platini ou Thiago Alcántara. Ils observaient le terrain avant de recevoir la balle, ils savaient donc, avant de prendre le ballon, comment l’action allait se poursuivre et ils l’envoyaient dans des espaces libres que personne d’autre n’avait vus. Ils avaient toujours un temps d’avance par rapport à l’adversaire et sur le jeu. Et c’est pour cela que leurs gestes semblaient si tranquilles, qu’ils donnaient cette impression de facilité.

Exactement comme Hingis: elle était toujours juste sur la balle, ses adversaires ne la surprenaient que rarement par un contre-pied. D’une manière étrange, elle paraissait savoir où les balles allaient arriver et où elle devait les taper.

Peut-on apprendre cela?

Melanie Molitor: «Quand nous sommes arrivées en Suisse, elle ne pouvait jouer que face à des adultes parce qu’ici, il n’y avait quasiment pas d’enfants qui pratiquaient le tennis. Et chez les adultes, c’est toujours la même chose: ils ont tous un bon coup et un autre faible. Je disais donc à Martina qu’elle devait éliminer le bon coup de son adversaire. Dès que celle-ci ne pouvait plus utiliser son arme, les désavantages physiques de Martina n’avaient plus la moindre signification.»

Tout cela semble bien facile, mais ça ne l’est pas lorsque, de l’autre côté du filet, on trouve Serena Williams.

«Le coup droit de Serena était naturellement bien meilleur que celui de Martina, répond Molitor. C’est pour cela que nous essayions de faire en sorte que Serena ne se trouve jamais en situation de pouvoir passer un bon coup droit.»

«Et comment fait-on?»

À cet instant de la discussion, Melanie Molitor nous donne un cours de base du tennis: «Lorsque vous vous trouvez sur la ligne de fond, vous pouvez prendre la balle de cinq façons différentes. Imaginons que la balle, ayant atteint son point culminant, commence de redescendre, vous devez faire deux pas en arrière et vous ne pouvez alors que la renvoyer très haut. Mais vous pouvez aussi rester à votre place et soit l’envoyer haut, soit la jouer en demi-volée. Vous pouvez encore faire deux pas en avant et prendre la balle en volée topspin. Enfin, vous pouvez monter beaucoup plus pour une volée slicée.»

Elle nous toise sévèrement avant de continuer.

«Vous avez donc cinq possibilités, mais vous ne les maîtrisez pas toutes. Laquelle choisissez-vous? Vous devez alors réfléchir et définir où vous désirez envoyer la balle, qui est en face de vous – Serena Williams! – et comment cette adversaire va pouvoir renvoyer la balle. Vous devez en plus tenir compte du moment où cette action survient dans le jeu. Au début, Serena Williams a peut-être mieux joué son coup droit, maintenant elle est un peu plus fatiguée, mais son coup droit reste sa meilleure arme. Questions après questions. Et tout ce processus – y compris la décision que vous avez prise - doit se dérouler en quelques poussières de secondes.»

Ces questions, tous les joueurs, toutes les joueuses amateurs se les posent. La singularité de Martina Hingis? Elle était la plus capable, la plus rapide de toutes les joueuses du circuit pour y répondre.

Selon sa maman, sa deuxième force était la mentalité.

«Martina était une joueuse totalement différente de moi. J’étais «boulot, boulot», Martina, elle, jouait. Pour elle, ce n’était jamais un problème de se décider pour une demi-volée parmi les cinq possibilités. Je n’aurais jamais joué la demi-volée, mais ma mission, comme entraîneur, ce n’était pas qu’elle me ressemble. Au contraire, je voulais tout faire pour qu’elle soit elle-même.»

Il est difficile de décrire ce petit jeu, ce sens de l’inattendu, cet amour pour l’improvisation. Ou, plus simplement, cette fantaisie. Une chose est certaine, Martina en avait plus que toutes les autres.

Mais cela ne suffit pas d’être fantaisiste. Paradoxalement, il faut pouvoir développer un immense sérieux pour développer de telles idées. Et avoir courage pour y croire, tout en n’oubliant jamais que vous pouvez échouer. Tel est le prix du coup génial: un amorti qui tourne mal, c’est une invitation offerte à l’adversaire pour une attaque au filet. Un lob imprécis, un point perdu assuré.

Dès lors, le jeu devient réellement le miroir de la vie: celui qui n’essaie pas quelque chose de nouveau devient vulnérable. Celui qui est rempli de fantaisie se découvre. Celui qui ose gagne, tout en sachant qu’il peut aussi échouer.

Chapitre 14
Chez la maman, à la table à manger

Longtemps, la carrière de Martina Hingis a été un projet «mère-fille» auquel peu de gens avaient accès. «Je faisais tout, raconte Melanie Molitor. Je donnais l’entraînement, je lavais les habits, je m’occupais aussi des cordages des raquettes, tout cela alors que nous étions déjà sur le circuit professionnel. Je ne pouvais que difficilement m’imaginer m’appuyer sur quelqu’un d’autre, je ne faisais confiance à personne.»

Il n’est venu à l’esprit de personne de décrire Molitor et Hingis comme des féministes, mais c’est exactement ce qu’elles étaient: deux femmes qui s’étaient fait une place dans un monde qui ne les attendait pas.

La structure du team va changer au milieu des années 90, lorsque Molitor et Mario Widmer tombèrent amoureux. Né en 1940, Widmer était une des figures majeures du journalisme sportif en Suisse, un héros doté d’une plume pertinente. Il travaillait alors comme correspondant de «Blick» aux États-Unis, avant de devenir responsable de la rédaction sportive du quotidien zurichois. En 1997, il donne son congé à son employeur, déménage à Regensdorf pour y vivre avec maman et sa fille, et prendre en charge le management d’Hingis.

Nous avons fait la connaissance de Mario Widmer un matin du printemps 2021, lorsqu’avec Molitor, il nous a accueillis à Schindellegi. Ils nous ont salués avec courtoisie, mais à peine étions-nous assis autour de la table à manger que nous avons ressenti qu’ils ne nous faisaient pas confiance.

Ils connaissaient nos noms depuis les «protocoles de Macolin», qui avaient été publiés six mois plus tôt dans «Magazin» et «Le Matin Dimanche»; ils nous prenaient pour des journalistes qui haïssaient le sport. Ils ne pouvaient juste pas imaginer que nous traiterions Hingis avec fair-play dans nos textes.

Nous avons passé deux heures avec eux pour leur expliquer. À plusieurs reprises, nous avons craint que la discussion ne s’arrête, ce qui nous rendait nerveux, parce que réaliser un portrait d’Hingis sans avoir parlé à sa maman était impensable. Cela n’aurait pas été un portrait d’Hingis.

Ce qui ne nous aidait pas, à ce moment, c’est que Martina Hingis elle-même était nerveuse avant notre rencontre avec sa maman. Pourquoi? Pour mieux comprendre, il convient de revenir quelque peu en arrière.

Au début, Martina Hingis était hésitante face à notre volonté de parler avec sa mère. Et quand le rendez-vous fut enfin fixé, elle ne voulait en aucun cas être présente. Quelle était leur relation véritable?

Lors d’une de nos visites à Hingis dans son appartement de Zoug, elle était en train de faire ses bagages.

«Vous voyagez?» (C’était au milieu de la troisième vague de coronavirus).

«Non, répondit-elle, Harry suit un cours de perfectionnement et je vais à la maison avec Lia.»

À la maison, c’était chez sa maman, à Schindellegi.

Et c’est probablement là que ressort le côté le «moins suisse» d’Hingis: elle place la famille avant tout; pour elle, une cohabitation étroite n’est pas étouffante. Au contraire, c’est quelque chose de très beau.

«À l’Est, nous sommes beaucoup plus proches l’un de l’autre, nous dit-elle. Pourquoi est-ce que les Suisses envoient leurs parents dans des homes? Comment peut-on vivre dans un appartement de quatre pièces pendant que les vieux meurent seuls? Pourquoi laisse-t-on faire cela?»

Nous lui avons alors demandé pourquoi elle était si nerveuse à l’idée que nous allions rencontrer sa maman.

«C’est à prendre ou à laisser, soit on vous comprend, soit on ne vous comprend pas. Soit on se débrouille avec vous, soit pas. Et je me fais un petit peu de souci, j’aimerais savoir comme ils vont vous trouver.»

Cette discussion nous est revenue à l’esprit alors que la maman, les bras croisés, le dos légèrement courbé, a posé sur nous un regard sceptique.

Puis, après une courte pause, elle nous dit soudainement: «Alors, que voulez-vous savoir?»

Ce qui suit est l'une des interviews les plus intéressantes et les plus ouvertes que nous n'ayons jamais menées. Lorsque nous avons quitté Melanie Molitor et Mario Widmer, il était déjà fort tard dans l’après-midi.

(Pour une meilleure compréhension: toutes les citations de Melanie Molitor qui figurent dans ce texte proviennent de cette discussion. C’est également le cas pour les chapitres précédents).

Pour Melanie Molitor et Mario Widmer, il devenait toujours plus évident, au fil de la discussion, que tout n’avait jamais été évident. Durant les années de la vie publique de Martina, ils ont naturellement commis des erreurs. Ils sont d’ailleurs les derniers à ne pas les reconnaître. Quoi qu’ils fassent, comme beaucoup de parents, ils ont suivi deux buts ambitieux et contradictoires: ils voulaient protéger Martina Hingis, mais aussi qu’elle se détermine elle-même.

Molitor: «J’estimais qu’elle devait assumer le plus possible de responsabilités au quotidien, ce qui lui permettrait ensuite de prendre des décisions intelligentes sur le court, malgré la pression, malgré le public. Malheureusement, quelques fois, elle a dit en public des choses qu’elle aurait mieux fait de taire.»

Nous nous rappelons alors comment Melanie Molitor décrivait son père, le grand-papa de Martina: quelqu’un d’autonome, de rectiligne, qui aimait la liberté. Quelqu’un qui ne se laissait pas intimider, qui n’acceptait pas les ordres. Loin de nous l’idée de tomber dans la psychologie de comptoir, mais n’est-ce pas là la manière de jouer de Martina Hingis: libre, difficile à contrôler, autonome?

Lorsque Mario Widmer a rejoint Molitor et Hingis, il était reconnu comme le grand spécialiste du football, certains affirmaient même qu’il pouvait dicter les formations aux entraîneurs de l’équipe de Suisse. Il connaissait aussi très bien la boxe, il était ami avec Muhammad Ali. En revanche, le monde du tennis lui était étranger. Il fut étonné par l’ambiance pesante qui régnait dans les salles de petit-déjeuner des hôtels des joueuses, étonné de mesurer le stress dans lequel vivaient les meilleures du monde lorsque, d’une semaine à l’autre, quelque part autour du globe, elles participaient à un nouveau tournoi; donc à de nouveaux rendez-vous avec les médias, avec les sponsors, avec les fans. Tout cela durant une saison qui s’étalait sur onze mois.

En 2021, la superstar du tennis Naomi Osaka a rendu publique la pression qui pesait sur ses épaules, l‘obligation de terminer chaque journée de tournoi par une conférence de presse; elle annula d’abord tous ses rendez-vous avec les médias, avant de renoncer à plusieurs tournois. Elle a alors dû faire face à des moqueries mais a aussi suscité de l’admiration. Plusieurs sportifs et sportives l’ont remerciée d’avoir eu le courage de parler ouvertement de dépression, de pression populaire et d’obligations de performances si lourdes qu’elles en deviennent malsaines; ses collègues l’ont surtout remerciée de ne pas avoir attendu la fin de sa carrière pour en parler.

Tout était différent à la fin des années 90. Il était rare de rencontrer un encadrement psychologique autour d’un sportif. La santé mentale n’était pas un thème. Et encore beaucoup plus qu’aujourd’hui, les gens pensaient: celui qui gagne autant d’argent peut bien supporter quelques contrariétés.

Mario Widmer commença alors à comprendre pourquoi il était si important pour Melanie Molitor d’ériger un mur autour de sa famille. Une fois l’entraînement terminé, le quotidien ne devait pas être compliqué.

Ils appelaient cela leur petite île. Quand, pour préparer les tournois aux États-Unis, il fallait passer quelques semaines à Tampa, en Floride, où elle possédait une maison, le programme quotidien était le suivant: le matin, la maman et la fille s’entraînaient, Mario Widmer faisait les achats et cuisinait. Puis Molitor faisait la vaisselle, Hingis s’allongeait et Widmer partait au golf.

«C’était quelque chose de postcommuniste, raconte Molitor en souriant. Vous voyez, en Suisse, il est souvent important de regarder à l’extérieur, de savoir ce que les autres pensent de toi. Chez nous, en Tchécoslovaquie, l’important était toujours ce qui est en toi, ce que l’on retient l’un de l’autre.»

À Trübbach, lorsque Widmer ne faisait pas encore partie de l’équipe, plus tard aussi à Regensdorf, il y avait parfois dix, quinze personnes autour de la table à manger, des joueuses, des entraîneurs, des parents. «Nous avions fréquemment de la compagnie, dit Molitor. Je voulais que Martina ait toujours les bonnes personnes autour d’elle.» Les sœurs Williams, Jennifer Capriati, Monica Seles, Anna Kournikova, toutes, au fil des ans, au gré d’un entraînement commun, sont venues en visite en Suisse.

Aujourd’hui, à Schindellegi, Melanie Molitor confie: «Quand nous étions nouveaux sur le circuit, les bonnes joueuses n’étaient pas si sympas avec Martina. Je lui disais alors: «Si un jour tu es bonne, tu ne devras pas te comporter ainsi.» Quand Martina est devenue numéro 1, la tendance a changé parmi les meilleures, l’acceptation était d’une certaine manière plus relax.» Elle raconte cela avec de la chaleur dans la voix, comme si, pour elle, ce changement de comportement avait été plus important que les victoires.

Molitor n’a pas seulement amené sa fille à la première place mondiale, elle a aussi permis à Belinda Bencic d’entrer dans le top 10. Aujourd’hui, elle conseille l’Allemande Julia Stusek, qui vient d’être sacrée championne d’Europe juniors. L’image que se fait le public suisse de l’entraîneur Melanie Molitor est diamétralement opposée à sa réputation dans le milieu: Melanie Molitor n’est pas une «mamie du tennis» obstinée, elle en est l’une des meilleures entraîneuses au monde.

Mais d’où vient l’image que l’on se forge d’une personne? Il semble clair qu’elle ne naît pas de rien. La façon d’être de Molitor, ancrée dans ses racines tchécoslovaques, peut paraître cassante par rapport à l’amabilité helvétique. Elle est également une personne sceptique, une entraîneuse exigeante, elle était une maman qui demandait beaucoup à sa fille. Mais exigeait-elle plus que Pauli Gut de sa fille Lara? Plus que Fritz Weyermann d’Anita? Ou que Markus Neff de Jolanda?

D’où vient alors cette antipathie pour la maman?

Peut-être du fait, justement, qu’elle est la maman et pas le papa.

L’image de la mère incarnée par Molitor est un contraste absolu de l’idéal suisse de la maman dévouée, prévenante, chaleureuse, mais finalement discrète. Une maman dont la vie se limite à la sphère privée, une maman importante pour la famille, mais insignifiante sur le plan individuel. On accepte les ambitions du père, pour lui et pour les autres. Le père se consacre au vaste monde, à sa propre personnalité, à ses attentes.

Selon cette version, Melanie Molitor passe pour la femme inconvenante qui a laissé son mari pour se réaliser au travers de sa fille, plutôt que d’assumer le rôle qui devait être le sien. Et pour les femmes, la réprobation de Molitor exprime peut-être aussi une certaine frustration, parce qu’elle a pris totalement sa vie en main, ce que ne faisaient alors que très peu de Suissesses.

Chapitre 15
Quand le tennis féminin éclipse le tennis masculin

Entre 1999 et 2001, quelque chose d’unique s’est produit: le tennis féminin est passé devant le tennis masculin au classement du «spectacle». «Aujourd’hui, ose Monica Seles juste avant l’US Open 2001, les hommes sont vraiment ennuyeux.»

Chez les hommes, Marat Safin, Gustavo Kuerten et Lleyton Hewitt jouaient au sommet. Tous étaient, bien sûr, de bons joueurs, mais ils paraissaient ternes en comparaison d’Anna Kournikova, de Lindsay Davenport, de Monica Seles, des sœurs Williams, de Martina Hingis ou de Jennifer Capriati. Et, régulièrement, de nouvelles jeunes joueuses apparaissaient, comme Kim Clijsters ou Justine Henin. Jamais encore on n’avait vu autant de championnes talentueuses, ambitieuses, truculentes, mais également rebelles et différentes, dans le top 10 mondial. Le «New York Magazine» utilisait le terme «Riot Girls» pour parler de ces rivales qui se livraient des duels homériques et qui, le match terminé, faisaient la fête ensemble.

C’était aussi la période où la WTA a tenté de faire de ses joueuses... plus que de simples joueuses. Il y avait des réceptions, des soirées de gala; les jeunes femmes ne devaient pas seulement jouer, elles devaient soigner leur apparence, être sexys, se montrer habiles dans la conversation et, mieux encore, ne pas hésiter à provoquer. Elles devaient consacrer du temps aux shootings photos, aux rendez-vous avec les sponsors et autres obligations publiques.

Une partie des «Riot Girls» (de gauche à droite): Venus Williams, Patty Schnyder, Jana Novotná, Martina Hingis, Lindsay Davenport Davenport, Nathalie Tauziat, Arantxa Sánchez Vicario, Natallja Swerawa. Photo: Jürgen Hasenkopf (Imago)

Cet ensemble a permis au tennis de devenir plus lucratif. Le «prize money» de l’US Open est ainsi passé de 6,4 millions de dollars en 1990 à 15 millions de dollars en 2000. Corollaire, les attentes étaient toujours plus grandes, l’attention et la pression également. Les meilleures joueuses, que tout le monde observait, mitraillaient leurs concurrentes quand elles se retrouvaient opposées en conférence de presse, des querelles que les journalistes entretenaient avec délectation. Les méchants n’étaient plus seulement John McEnroe et Jimmy Connors, ces «bad boys» qui étalaient leurs bagarres sur et hors des courts; désormais, les femmes rivalisaient également avec les hommes dans ce domaine.

C’est dans ce contexte qu’Hingis s’est permis des déclarations qui, aujourd’hui encore, la travaillent et dont elle préférerait ne plus jamais parler. Par exemple, cette remarque lancée à la joueuse française lesbienne Amélie Mauresmo: «Une moitié d’homme.» Ou encore que les sœurs Williams avaient, selon elle, un avantage dans les opérations de marketing car elles étaient Noires.

Son altercation avec la diva russe du tennis Anna Kournikova en 2000, à Santiago de Chile, est ainsi devenue légendaire.

Quelques semaines plus tôt, les deux avaient remporté ensemble la finale WTA en double et voilà qu’elles se retrouvaient opposées en simple dans un tournoi exhibition sans importance. Après une décision erronée à propos d’une balle qui avait terminé sur la ligne, toutes les deux ont commencé à se chambrer et, lors du changement de côté suivant, Hingis aurait dit à Kournikova: «Tu crois que tu es la reine? JE SUIS LA REINE!»

Dans le vestiaire, les trophées ont volé. Par la suite, Hingis a changé de partenaire de double, préférant Seles à Kournikova. Mais une année plus tard, à l’US Open, les deux jeunes femmes évoluaient à nouveau ensemble.

En fait, ce n’était qu’un jeu. Au contraire des hommes, les femmes savent rire de leurs querelles. Quand elle regarde dans le rétroviseur, Hingis parle d’une époque «cool».

Quelques mois plus tard, quand nous avons à nouveau rencontré Hingis et que nous nous comportions comme de vieux amis, elle nous a dévoilé ce qu’elle avait appris à propos des hommes pendant sa carrière. Des différents sujets dont elle nous a parlé, c’est certainement le plus remarquable.

Photo: Cyrill Matter

Cinquième partie

Misères et bonheur

Chapitre 16
Histoires de relations

Martina Hingis est devenue adulte sur le circuit. Ce que d’autres découvrent dans les camps de ski ou dans les voyages scolaires, elle l’a appris avec le statut de personnage public. Chaque flirt, chaque baiser, chaque relation était scruté avec avidité par la presse de boulevard. Deux fois fiancée, une fois même mariée. Elle fréquentait des joueurs de tennis, des professionnels du golf, des stars du football.

«Quand on est une sportive, on ne fait connaissance presque qu’avec des sportifs, dit-elle en haussant les épaules. Beaucoup sont des fans de tennis, ils viennent aux tournois du Grand Chelem, ils ont un badge et traînent là autour. Mais c’est difficile. Il y a d’abord le problème du programme. On constate rapidement que chacun suit son propre calendrier et, sans que l’on ne s’en aperçoive, une demi-année passe et les sentiments disparaissent.»

Hingis parle ouvertement du problème numéro 2: «Pour avoir du succès en sport, on a besoin d’un ego très développé. Comme on se concentre sur soi-même tout le temps, il nous est difficile de faire des compromis. Lorsque deux ego se rencontrent, c’est d’abord intéressant. On fonctionne de la même façon et l’on se dit: «Il me comprend.» Puis on remarque que rien ne peut se passer entre deux personnes de ce type, car chacune ne pense qu’à elle.»

Elle nous parle alors de cette difficulté particulière, que d’autres femmes célèbres vivent aussi en dehors du sport: «Avec Sergio – le joueur de golf professionnel Sergio Garcia, avec lequel Hingis était liée jusqu’en 2002 – nous étions toujours comparés l’un à l’autre. Et j’étais, cela paraît idiot aujourd’hui, plus avancée que lui. Au début, il était fasciné, mais avec le temps, ça l’a dérangé de constater que son amie était un numéro plus grand que lui.»

«C’était souvent ainsi?» demandons-nous.

«Oui, malheureusement.»

«Vous étiez toujours le plus grand numéro?»

«Oui, et c’est pour cela que l’ego des hommes souffrait. Les hommes ne veulent pas être «le copain d’Hingis». Ils veulent le contraire. C’est seulement quand ils deviennent plus âgés qu’ils apprennent à être au-dessus de cela.»

En 2016, Martina Hingis a rencontré Harald Leemann, un médecin du sport de Zoug, avec qui elle vit toujours aujourd’hui. «C’était complètement différent. Il se réjouit quand ça va bien pour moi, il n’y a pas de concurrence entre nous.» Elle boit une gorgée d’eau minérale: «Probablement parce que chacun a son propre métier. Je crois que c’est important en amour.»

Chapitre 17
La plus belle période

Lorsqu’on demande à Martina Hingis à quel moment de sa carrière elle était le plus heureuse, elle ne répond pas: son premier succès dans un tournoi pro, ses victoires en Grand Chelem ou le jour où elle est devenue la plus jeune numéro 1 du classement mondial de l’histoire? Non. Elle dit: «Le plus beau, c’était en double.»

Les matches avec deux joueurs, joueuses de chaque côté du filet ne sont que rarement retransmis à la télévision, les primes sont faibles, les véritables spécialistes de double ne sont en général pas connus. Ce qui est dommage.

Parce que le double, spécialement le double féminin, est une discipline sous-estimée: rapide, distrayante et dépendant beaucoup moins qu’en simple de la seule force physique. Ceux et celles qui gagnent dans cet exercice sont ceux et celles qui allient technique, tactique et jouerie. En d’autres mots, c’est une discipline parfaite pour Martina Hingis.

Hingis est arrivée sur le tour professionnel à l’époque où la plupart des joueuses de simple s’alignaient également en double. Martina Navratilova, Jana Novotna, Arantxa Sánchez Vicario, Lindsay Davenport, toutes n’étaient pas seulement parmi les meilleures en simple, elles étaient aussi numéro 1 au classement mondial du double.

Hingis appartenait à ce cénacle. Pendant une incroyable période qui couvre deux décennies – entre 1998 et 2018 – elle a occupé la place de numéro 1 pendant 91 semaines, soit presque deux ans. Elle a gagné treize titres du Grand Chelem en double et sept autres en double mixte, une spécialité encore moins connue où chaque équipe est formée d’un homme et d’une femme.

Mais la popularité n’était pas ce que Martina Hingis recherchait. Les victoires, oui – avec elle, ce fut toujours le cas - mais il y avait autre chose. Un des aspects les plus importants de sa carrière, même si elle ne trouve que difficilement les mots pour en parler.

Avec le temps, nous avons fini par comprendre. Martina Hingis jouait les doubles pour ne pas avoir uniquement des adversaires, mais aussi, parfois, des partenaires – si possible, même, des amis – avec qui elle pouvait voyager, s’entraîner, partager un but commun.

À Schindellegi, Mario Widmer nous parle d’éléments dont nous n’avons pas conscience: combien la vie d’un joueur, d’une joueuse de tennis professionnel est solitaire. Chaque semaine, ils se retrouvent dans un autre endroit, mais toujours sous la même cloche. Les jours se ressemblent, on passe d’un match à l’autre, on se couche tôt, on cherche la joie sur le court. Un rythme qui ne laisse pas de place pour ce qui compte finalement le plus dans une vie: les amitiés. Monica Seles le confirme, quand elle rappelle qu’elle n’a pu développer une vraie amitié avec Hingis qu’après sa carrière.

C’est presque incroyable, mais les 64 tournois de double remportés par Martina Hingis l’ont été avec dix-sept joueuses différentes. Certains répètent que ces nombreux changements avaient un rapport direct avec le côté lunatique d’Hingis, spécialement lorsque, en 1998, elle se sépara de Jana Novotna en prétextant que la joueuse tchèque était devenue «vieille et lente». Mais on peut tout aussi bien analyser le fait que Martina Hingis ait connu le succès avec autant de partenaires par deux raisons totalement autres.

Premièrement, elle a été très longtemps sur le circuit, plus longtemps que presque toutes les autres. Après ses débuts en 1994 et sa première retraite en 2003, elle est revenue en 2006 pour remporter trois tournois supplémentaires en simple et remonter une fois encore au sixième rang de la hiérarchie mondiale. En 2007, elle a annoncé une deuxième fois sa retraite. En 2013, elle est revenue en renonçant à jouer en simple, alors qu’en double, elle a connu la plus belle période de sa carrière.

Le fait de réussir à former avec autant de partenaires différentes une équipe qui fonctionnait met un autre élément en lumière: le fait qu’elle dispose d’une capacité rare parmi les sportives individuelles. Elle est non seulement capable de s’améliorer elle-même mais permet aussi à sa partenaire de progresser.

En parlant avec l’Allemande Sabine Lisicki, finaliste de Wimbledon en 2011 et peut-être la plus grande supportrice vivante d’Hingis, cette impression se confirme.

Le parcours de Lisicki présente plusieurs similitudes avec celui d’Hingis: elle était entraînée par son père, un immigrant polonais. À ses débuts, l’argent de la famille était si limité qu’elle ne pouvait s’offrir que très rarement l’accès à des tournois à l’étranger. Et elle a aussi subi l’incompréhension dans sa patrie, l’Allemagne, parce qu’avec son père, ils n’étaient pas de ceux «qui sautent devant chaque caméra», comme elle le dit elle-même.

Après une année de défaites et de blessures, elle s’est approchée d’Hingis pour savoir si cette dernière pouvait l’aider. Le fait de contacter la Suissesse au moment le plus difficile de sa carrière a, une fois encore, un rapport avec Melanie Molitor.

Lisicki avait 10 ans lorsqu’une agence de marketing sportif l’envoya chez Melanie Molitor pour qu’elle s’occupe d’elle.

Au téléphone depuis Bradenton, en Floride, où elle vit désormais, elle nous raconte: «Nous étions parfois là trois ou quatre jours. Pour moi, c’était une expérience incroyable de pouvoir dormir chez elle, dans sa maison. Comme Martina était loin, je pouvais même utiliser sa chambre. À l’époque, nous n’avions pas d’argent, je n’avais pas encore de sponsors et un tee-shirt de match coûtait 70 euros! Un jour, Melanie Molitor m’a donné un sac avec des habits de Martina. De ma vie, je n’avais encore jamais vu autant de vêtements.»

Melanie Molitor ne voyait pas seulement le talent de Lisicki, elle avait aussi compris qu’il y avait une famille à soutenir.

«Il n’existe pas de mots pour dire combien elle nous a alors - et plus tard encore - aidés. Je considérerai toujours Melanie Molitor comme une immense personne. Je lui dois une grande partie de ma carrière.»

Quatorze ans plus tard, lorsqu’elle se retrouve à nouveau dans une période difficile, c’est vers la fille de Molitor qu’elle s’est tournée, lui demandant de devenir son entraîneur.

«Ce qui m’a toujours fascinée, c’était comment Martina réussissait à détruire tactiquement ses adversaires, nous explique-t-elle. Face à elle, le court devenait immense, elle jouait avec les coins, elle réussissait des amortis, des lobs, elle maîtrisait complètement tous les coups du tennis. Et elle avait toujours du plaisir. C’est exactement ce que je voulais retrouver.»

Peu après le début de leur collaboration, Lisicki a remarqué qu’Hingis était toujours, dans l’âme, plus joueuse qu’entraîneur. C’est pourquoi elle lui a demandé: « Peux-tu imaginer jouer en double avec moi?»

«Pourquoi pas?, répondit alors Hingis. Nous devrions juste essayer de nous entraîner quelques fois.»

Chapitre 18
Une affaire de dopage ridicule avec des conséquences scandaleuses

Lorsqu’un sportif ou une sportive suisse veut mesurer sa popularité, il dispose d’un indicateur très sûr: les Mérites sportifs.

Depuis 1950, peu avant Noël, les athlètes helvétiques sont honorés. Mais ce ne sont pas toujours les meilleurs qui sont récompensés, pas toujours ceux qui connaissent le plus de succès. Ce sont les plus populaires. Parce que le classement n’est pas établi par un jury de spécialistes, mais par un cercle qui s’est élargi au fil des années. Pour commencer, c’était les journalistes sportifs qui avaient la parole. Puis, dès 1999, le public de la télévision. Depuis 2006, un tiers des suffrages est réservé aux sportives et aux sportifs eux-mêmes.

À la lecture des palmarès, on se rend bien compte quelles sont les disciplines sportives les plus considérées du pays: on les trouve soit sur la neige (ski, ski de fond), soit parmi des disciplines où apparaît nettement l’effort (l’athlétisme, le triathlon, le cyclisme). Les sportives qui ont été le plus grand nombre de fois récompensées sont la skieuse Vreni Schneider (cinq fois), la gymnaste Ariella Kaeslin, la spécialiste de courses d’orientation Simone Niggli-Luder et la skieuse Lise-Marie Morerod (chacune trois fois).

Logiquement, vous allez demander combien de fois Martina Hingis a gagné.

Une seule.

C’était lors de sa folle année 1997, lorsqu’elle remporta 75 de ses 80 matches, lorsqu’elle devint la plus jeune joueuse de tennis de l’histoire classée numéro 1 mondiale. Peu après, elle était élue «sportive de l’année» au niveau planétaire, une première pour le sport helvétique.

Et encore, la Suisse a failli lui refuser cet honneur, puisqu’elle ne l’avait remporté que de justesse face à la Bernoise Anita Weyermann, «l’athlète qui court et ne pense pas», comme certains la décrivaient alors; cette année-là, elle avait remporté le bronze sur 1500 mètres lors des championnats du monde.

La reine de Wimbledon: après avoir remporté la finale contre Jana Novotná en 1997. Photo: Elise Amendola (Keystone/AP Photo)

En 1998, la distinction est revenue à la triathlète Natascha Badmann. Hingis ne figurait qu’au quatrième rang du classement, devancée encore par la spécialiste de marathon Franziska Rochat-Moser et par Weyermann, deuxième. Avait-elle connu une mauvaise saison? Pas du tout, elle avait remporté l’Open d’Australie en simple et réussi le Grand Chelem en double.

Et en 1999, alors que pour la première fois, le public de la télévision participait au vote?

En 1999, Hingis fut éliminée dès le premier tour à Wimbledon, avant la fameuse finale de Paris face à Steffi Graf. Parfois, elle déchargeait sa frustration née de ses difficultés face au «nouveau tennis» de fond de court par des attaques méprisantes à l’encontre de ses adversaires. Malgré tout, cela n’était pas une mauvaise saison puisqu’elle a remporté pour la troisième fois d’affilée l’Open d’Australie et repris la tête du classement mondial. Elle était donc – il faut le souligner encore une fois – la meilleure du monde dans une discipline sportive planétaire. Aucune Suissesse, d’aucune autre discipline, ne pouvait être comparée – même de loin – avec elle.

Lors de ces Sports Awards (les Mérites sportifs) retransmis en direct depuis le Kursaal, à Berne, la nageuse Flavia Rigamonti et, une fois encore, l’athlète Anita Weyermann étaient les autres «nominées». Hingis n’était pas présente à l’événement, elle était en Floride où elle préparait la nouvelle saison. La télévision voulait l’avoir en direct, tout était prévu. Mais Mario Widmer, le partenaire de Melanie Molitor et le manager d’Hingis, fit savoir que Martina ne serait à disposition pour une interview qu’en cas de victoire.

L’animateur de la soirée proclama cela devant la caméra. La réponse du public allait être claire: il choisit Weyermann, dont le plus grand succès, cette année-là, était un titre européen en cross.

Chef des sports à la Télévision suisse, Urs Leutert dira plus tard: «Le comportement de Martina n’était qu’une surenchère de cynisme absolu. Elle a montré en direct combien elle méprisait le public suisse et les fans dans notre pays.»

D’autres journalistes ont semblé personnellement offensés. Le «Blick» lança rapidement un micro-trottoir qui a montré combien l’opinion publique était furieuse. La tendance par rapport à Hingis venait de basculer définitivement: désormais, elle n’était plus qu’une mauvaise perdante.

Et c’était peut-être vrai. Car tous les athlètes sont mauvais perdants. S’ils ne l’étaient pas, ils ne seraient pas aussi performants. «Alors que Federer laisse rebondir avec grandeur et flegme les critiques qui lui sont adressées, Hingis se mettait en boule et était vexée»: la «NZZ» écrivait encore cela au moment de sa retraite définitive, presque deux décennies plus tard.

Le fait est que Federer avait réagi généreusement lorsqu’il avait, une fois, perdu un vote de sympathie (contre le pilote motocycliste bernois Tom Lüthi). Mais il est facile de se montrer grand seigneur quand on n’est jamais attaqué.

Au contraire, en 1999, Martina Hingis traînait déjà sa réputation. Elle était – comme beaucoup d'immigrants et d'immigrantes - exposée à un subtil scepticisme. Celui qui vient de l’extérieur doit se justifier plus que les autres. Pour ses fautes comme pour ses succès. On la regardait d’un œil critique quand ça allait mal, mais également quand tout allait bien.

Pour ceux qui n’ont jamais vécu de telles expériences, il est difficile d’imaginer la réaction que peut avoir un immigrant ou une immigrante face à un rejet ou une non-reconnaissance.

Ce comportement, souvent interprété comme de la «susceptibilité», montre en définitive comment une expérience durable de discrimination laisse des traces. Certains réagissent avec prudence et méfiance, d’autres se fâchent. Ces deux réactions sont toutefois l’expression d’une déception.

On pourrait évidemment affirmer que Martina Hingis aurait pu tout ignorer. Elle gagnait des millions, elle était une star dans le monde entier. Mais c’est ce qui est intéressant: elle n’était pas indifférente, ça la dérangeait. Elle voulait être reconnue en Suisse. Parce que c’est le pays qu’elle aimait. C’était chez elle.

L’histoire va ensuite se répéter, les douleurs qui vont avec aussi.

En raison de la pandémie de coronavirus, beaucoup d’événements sportifs ont été annulés l’an dernier. Et la Télévision suisse n’a pas organisé, en 2020, une cérémonie des Mérites sportifs normale; à la place, l’idée a été de désigner la meilleure sportive et le meilleur sportif depuis le lancement de la manifestation, en 1950.

Et Martina Hingis, la sportive suisse qui a connu le plus de succès de tous les temps, n’a même pas été nominée!

Tout cela est en lien avec un événement survenu treize ans auparavant. En été 2007 – la deuxième saison après son retour – Hingis s’est retrouvée une nouvelle fois à Wimbledon. Elle savait, à ce moment-là, que le meilleur de sa carrière en simple était derrière elle. Elle souffrait de problèmes au dos et à la hanche, et cela suffisait de moins en moins pour tenir les duels spectaculaires avec les meilleures joueuses du monde. À Wimbledon, elle savait qu’elle n’avait pas la moindre chance et fut éliminée dès le troisième tour, face à une inconnue américaine.

Après la défaite, elle a dû passer par le contrôle antidopage.

Dix semaines plus tard, on lui annonça avoir trouvé dans ses urines des traces de benzoylecgonine.

Benzoylecgonine? C’est le produit métabolique de la cocaïne.

«Vous aviez fait la fête?» demanda-t-on à Hingis.

«Je l’aurais dit, nous répondit-elle. J’étais toujours ouverte. Si tel avait été le cas, j’aurais dit: «J’ai passé une soirée sympa, j’ai voulu essayer une fois. Super.» Mais on ne fait pas de telles choses la veille d’un match à Wimbledon.»

«Vous vouliez peut-être augmenter vos performances?»

«Je ne sais pas si vous avez déjà une fois «sniffé» ni si vous vous êtes déjà retrouvé sur un court de tennis, voire les deux à la fois. Ce que je peux vous dire, c’est que la dernière chose dont on a besoin, ce sont des drogues récréatives.»

Ce qui s’est passé à Wimbledon a fait l’objet de nombreuses spéculations. Mais on peut les résumer en cinq points, qui ne font pas le moindre doute:

  1. Aussi faibles que pouvaient être les traces, le contrôle était positif.
  2. Une analyse des cheveux a montré qu’Hingis ne consommait pas régulièrement de la cocaïne. Mais cela n’était pas pour autant la preuve qu’elle n’avait rien pris la veille de ce match.
  3. Hingis a contesté cette accusation de consommation de cocaïne et a présenté son dossier à la justice. (Elle nous a dit: «J’ai peur des drogues. Je n’ai jamais fumé. Je crois que les cigarettes sont dangereuses. J’ai peut-être tiré une fois ou l’autre une bouffée de cigare.»
  4. Elle a été suspendue pendant deux ans.
  5. En 2019, l’AMA (Agence mondiale antidopage) a décidé que les drogues récréatives comme l’héroïne, le cannabis, l’ecstasy et la cocaïne ne pouvaient plus être considérées comme des produits qui améliorent les performances. Un test positif à l’un de ces produits est désormais puni d’une suspension de trois mois.

Pour les Sports Awards, tout cela ne changeait rien. Les responsables de l’événement avaient imposé un code d’éthique, dans lequel il est précisé que les sportifs et les sportives qui ont été une fois au moins impliqués dans une affaire de dopage n’étaient pas éligibles. Et ils s’y sont tenus. Ils ont traité le cycliste qui avait systématiquement profité du dopage à l’EPO comme la joueuse de tennis qui avait une fois été testée positive à une drogue récréative.

Où le grotesque rejoint l’injustice, c’est lorsque l’on constate qu’à la fin de sa suspension pour dopage, Hingis a à nouveau été accueillie les bras ouverts par le circuit professionnel, où elle allait encore connaître de nombreuses années de succès en double, mais aussi par Swiss Olympic, l’organe faîtier du sport suisse de compétition, qui n’a pas vu le moindre problème à la sélectionner pour les Jeux olympiques de 2016.

Durant toutes ces années, Hingis a encore été plusieurs fois nominée aux Sports Awards. Mais ce ne fut que lors de l’éloge de l’ensemble de sa carrière qu’elle s’est sentie, enfin, libérée. Simon Graf, l’expert de tennis de la rédaction sportive de Tamedia, a dit tout ce qui devait être dit. Dans un éditorial, il a écrit:

«C’est, pour prendre une analogie avec le sport, comme si, au milieu de la partie, les règles du jeu changeaient.» Et un peu plus loin: «Si, avec son contrôle positif, elle était un mauvais exemple, simultanément, elle en était un excellent par sa joie jamais éteinte pour le sport, sa jouerie, sa manière rafraîchissante d’exister dans un monde professionnel, là où tant d’autres sont formatés. Elle a, même en ayant suivi son propre chemin, inspiré beaucoup d’athlètes suisses. Ceux qui réduisent aujourd’hui sa carrière à cette affaire de dopage lui font une grande injustice.»

Chapitre 19
L’héritage d’une carrière

Lorsque, le 26 octobre 2017, Martina Hingis a annoncé sa retraite définitive, elle l’a fait conformément à son statut: elle était numéro 1 du classement mondial de doubles (elle avait une telle avance sur toutes les autres qu’elle allait encore rester au sommet pendant près d’un semestre, quand bien même elle ne jouait plus!)

Cette dernière année sur le circuit en dit plus sur Martina Hingis que ce que l’on imagine dans un premier temps. Particulièrement dans les yeux de Latisha Chan, sa partenaire de double.

Née en 1989, Latisha Chan a grandi dans un village de Taïwan. Elle avait 10 ans lorsque sa famille a tout perdu dans un tremblement de terre. Ses parents se sont retrouvés face au néant. De quoi allaient-ils pouvoir vivre?

On donna alors à Latisha - un talent du tennis - trois ans pour réussir. Tout ce que les parents gagnaient était investi pour leur enfant.

Chan a payé en retour sa famille. Elle est devenue l’une des meilleures joueuses de double de la planète. Mais elle a vécu toutes ces attentes comme un fardeau.

«Avec ma propre histoire, en pensant au tremblement de terre et ce qu’il avait causé à ma famille, je croyais que je devais toujours gagner», nous explique-t-elle au téléphone.

Ce n’est qu’à 28 ans qu’elle va comprendre que cela pouvait aussi se passer différemment. C’était la saison où elle a joué aux côtés de son idole d’enfance, Martina Hingis.

«Début 2017, cela faisait déjà de nombreuses années que j’étais sur le circuit, mais tout continuait de me stresser. La pression, les voyages, les décalages horaires. Martina m’a alors montré que l’on devait profiter de la partie la plus sympa de notre métier: le jeu. Et c’est vrai. Quand je suis à ses côtés sur le court, je sens ses énergies. Je les ressens véritablement. Qu’elle gagne ou qu’elle perde, ce n’était pas vraiment important. Elle riait quand elle jouait bien une balle, elle riait aussi lorsqu’elle commettait une faute. Elle voulait juste passer un bon moment avec sa partenaire.»

Latisha Chan réfléchit quelques instants.

«Quand je joue avec elle, je ris également plus. C’est cela: Martina m’a appris à rire. À ses côtés, j’étais une autre joueuse. Je tentais des coups que je n’avais jamais osés auparavant. Et le plus beau: elle était là. Je remarquais que j’étais bien dans le coup. Martina a vu quelque chose en moi que je n’avais jamais vu auparavant.»

Latisha Chan est l’une des innombrables joueuses de tennis qu’Hingis a inspirées. Lorsque, encore enfant, elle avait reçu de sa part un autographe, elle n’a pu contrôler sa joie. «Plus tard, j’aimerais bien pouvoir grimper dans une machine à remonter le temps pour raconter à la fille de 8 ans que j’étais alors que j’ai joué à côté de cette joueuse sur un court.»

Et c’est peut-être bien cela qui reste après une longue carrière sportive: savoir que l’on a touché d’autres personnes, comme cette petite fille d’un pays si lointain.

Épilogue

En juillet, à Newport, une petite ville de l’État américain de Rhode Island, des joueurs et des joueuses sont accueillis au Hall of Fame, le temple de la renommée du tennis. C’est une manifestation modeste. Devant quelques invités, sur la place gazonnée, un podium est monté. On fait le panégyrique des élus, il y a quelques applaudissements, les récipiendaires reçoivent une veste bleue nuit. Et c’est terminé.

Néanmoins, il s’agit bien de la reconnaissance ultime qu’un professionnel du tennis peut recevoir. Pour les stars, on comprend un peu mieux l’importance du Hall of Fame lorsque l’on prête attention aux discours de remerciements. C’est, très souvent, un aperçu intime de l’âme des plus grands joueurs, des plus grandes joueuses de ces cinquante dernières années.

Lors de la célébration de 2009, Monica Seles comptait parmi ceux et celles qui venaient là alors qu’ils étaient au sommet et aussi au fond du trou. En 2004, Steffi Graf est restée longtemps silencieuse, avant d’avouer d’une voix emplie de sanglots: «Le tennis m’a permis de faire cet incroyable voyage et le plus beau, dans ce voyage, c’est qu’il m’a menée à toi.» Puis elle se retourna et désigna son mari, Andre Agassi.

Le 13 juillet 2013, Martina Hingis est à son tour entrée au Hall of Fame. Dans son discours, Phil de Picciotto, fondateur de l’agence de marketing sportif Octagon et l’un des premiers promoteurs d’Hingis, rappela combien il l’appréciait, comme joueuse et comme personne. Hingis, assise juste derrière le podium, faisait déjà de gros efforts pour retenir ses larmes.

Puis son tour est arrivé. Elle s’est levée, a remercié De Picciotto. Il lui a donné deux bises sur les joues et Hingis, très Suissesse, a attendu la troisième, avant de se rappeler au dernier moment l’usage international et se retirer. Puis elle s’est présentée devant le micro. Elle ne respirait qu’avec difficulté et commença à lire une feuille, d’une voix hésitante.

«Je pourrais reprendre les mots que tant d’autres ont utilisés à cette place. Je pourrais dire tout ce que le sport a apporté à ma vie et ce serait l’absolue vérité. Mais je me permets d’élargir quelque peu mon discours, pour que vous compreniez mieux qui je suis et ce que vous représentez pour moi. Je suis née derrière le rideau de fer et ma maman voulait déchirer ce rideau pour moi. C’est pour cela que j’ai commencé à jouer au tennis alors que je n’étais qu’une enfant. En 1980, ma mère n’avait pas beaucoup d’autres possibilités pour m’offrir une vie meilleure, pour me montrer le monde. Elle a choisi le tennis pour pouvoir nous échapper de la prison dans laquelle nous vivions. Merci, maman.»

Elle a alors cherché du regard Melanie Molitor et lui a dit directement: «Tu m’as donné la vie, tu m’as offert l’amour. Tu m’as donné le tennis. Tu m’as donné tout ce que tu pouvais.»

Merci maman! Le message de son discours d'intronisation au Hall of Fame. Source: International Tennis Hall of Fame