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Un canton de Vaud plus portugais qu’il ne l’imagine

Depuis des années, notre plus grande communauté étrangère a ses racines au Portugal. En toute discrétion, ses enfants vivent leur vie en Vaudoises et Vaudois.

Chloé Din
Mis à jour le 18 septembre 2021

«C’est à Avenches qu’on trouve le plus de Portugais dans le canton? J’aurais parié sur Renens.» Quand nous le contactons pour une rencontre, Mario Dantas s’amuse des statistiques que nous lui détaillons. Il faut dire qu’elles réservent quelques surprises.

De toutes les communes vaudoises, l’ancienne cité romaine est celle où les Portugais sont le plus représentés. Avec 877 personnes sur 4482 habitants, ils comptent pour 19,7% de la population totale, sans compter toutes celles et ceux qui ont aussi le passeport suisse.

À l’échelle du canton aussi, la communauté étrangère portugaise est celle qui a le plus de poids: 6,7% de la population totale. Mais les Vaudois, et les Portugais parmi eux, en ont-ils conscience?

Dans les années 80, Mario Dantas a quitté le Portugal en quête d’un autre avenir et a posé ses valises à Avenches. Bien d’autres coins de pays – parfois inattendus – ont attiré ses compatriotes. Comme le petit village de Bière, qui tient la deuxième place en termes de présence portugaise, avec 17,7% de la population, ou 288 habitants.

On est loin de la communauté lusitanienne de Renens, forte de 2757 personnes, pour 13,2% de la population «seulement». À Lausanne, 8210 Portugaises et Portugais représentent un «petit» 5,8% des Lausannois, moins que la moyenne cantonale. Derrière ces statistiques se cache une communauté qui brille souvent par sa discrétion, si bien que le canton de Vaud est sans doute plus portugais qu’il ne l’imagine. C’est un peu cela que souhaite vous faire découvrir «24 heures». Par petites touches, nous l’avons d’ailleurs déjà un peu fait ces derniers mois. Quand nous avons raconté ce danseur, Grand Prix de la Ville de Lausanne, devenu star au pays, ou ce cariste qui, à cause du Covid, faisait des allers-retours entre la Suisse et son pays quasi sans personne à son bord.

Dans le grand format que nous publions aujourd’hui, nous découvrons quelques-uns de ces Vaudois et Vaudoises dont le cœur est en partie au Portugal: la famille da Silva Pinto, qui a plongé ses racines à Bière, le Renanais Luis Guedes, récemment élu au Conseil communal, ou encore Nuno et Lucia Simoes, venus de Lisbonne pour travailler dans nos hôpitaux.

Mario Dantas, lui, est l’un des fondateurs du centre portugais d’Avenches, parmi les plus importants de Suisse à sa grande époque. En égrenant ses souvenirs, il ne résiste pas au plaisir d’une virée en voiture dans sa commune d’adoption. Depuis le siège passager, on lui fait remarquer que la forte présence portugaise est loin de s’étaler sur les devantures des magasins ou des restaurants. Fondus dans la masse, les enfants du Portugal? Rien n’est moins sûr. «C’est une communauté complexe», glisse le quinquagénaire.

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«Quand je suis ici, je suis le Portugais. Au Portugal, je suis le Suisse.»
Mario Dantas

«Moi, j’avais de la famille en Suisse: deux cousins à Avenches, dont un avait épousé une Suissesse. C’est elle qui m’a trouvé mon premier job au restaurant de l’Hôtel de Ville. Elle a demandé à la patronne s’il y avait une place pour un petit jeune. J’ai commencé le lendemain comme garçon de cuisine!» Mario Dantas n’était qu’un ado quand il a débarqué dans ce qui était alors un petit village de la Broye. C’était en 1985. Il avait 17 ans. «Je venais du nord du Portugal. Là-bas, il n’y avait pas de travail, pas d’industrie. Ceux qui étaient à l’école avec moi sont tous partis, certains jusqu’au Canada.»

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«On n’avait pas d’autre choix que de commencer au bas de l’échelle.»
Maria Pinto

Quand on lui demande son nom de famille, Maria part d’un large sourire et dicte patiemment: De Jesus Almeida Ribeiro Pinto. «Les gens pourraient se demander combien de personnes ça fait», plaisante-t-elle. Il y a deux ans, elle a eu l’occasion d’abréger ce long patronyme, si typique des Portugais. C’était au moment d’établir son passeport Suisse, en même temps que son mari et ses deux filles. «On a préféré ne rien changer. Parce que ces noms, c’est nous!»

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«Je ne veux pas que des Portugais votent pour moi, juste qu’ils votent.»
Luis Guedes

Discrets dans la vie, les Portugais d’ici le sont aussi en politique. Dans les législatifs et des exécutifs, leur présence saute en effet rarement aux yeux. Mais est-ce plus qu’une impression? Difficile à dire dans le canton de Vaud, où l’on ne collecte aucune donnée sur la participation politique en fonction des nationalités. À Genève en revanche, une étude publiée en début d’année fait un constat: depuis l’introduction du droit de vote des étrangers au niveau communal en 2005, deux tiers de la communauté portugaise ne s’en est jamais servi.

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«Nous avions aussi des propositions de travail en Australie, en Angleterre et en Norvège»
Nuno et Lucia Simoes

Comme beaucoup de Portugais installés en Suisse, Nuno et Lucia Simoes ont passé des vacances bien méritées au pays cet été. Un must pour leur petite famille. «Normalement nous prenons l’avion, pour les enfants, mais là, avec les incertitudes liées aux restrictions sanitaires, nous avons fait le chemin en voiture», explique le quadra, papa de deux jeunes garçons. L’amour du Portugal, ce couple d’infirmiers le cultive de différentes manières, ici en Suisse. Entre autres, il est l’âme de la «Tuna Helvetica», un groupe de musiciens qui perpétue la tradition des «tunas», gardiennes des mélodies portugaises d’antan.

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Les Français en passe de supplanter les Portugais

De toutes les communautés étrangères du canton, la portugaise est celle qui a connu l’essor le plus fulgurant en quarante ans. En 1980, les statistiques dénombraient à peine plus de 2000 Portugais et Portugaises en terres vaudoises. Fin juin 2021, ce chiffre s’est hissé à 55’155 résidents permanents. Cela ne représente pas moins de 6,7% des Vaudois et un peu plus de 20% de la population étrangère du canton. Et c’est compter sans les près de 9000 personnes qui détiennent aussi le passeport suisse.

Si le Portugal est la nationalité étrangère la plus représentée dans le canton aujourd’hui, c’est en fait le cas depuis de longues années. En 2003 déjà, elle prenait le dessus sur l’Italie, alors première au classement. Désormais, elle distancie la France, devenue entre-temps deuxième communauté étrangère. Mais cette première place ne tient plus qu’à un cheveu. À fin juin, la différence n’est plus que de 1000 personnes et en chute libre depuis des mois.

Une vague de retours

Depuis 2017, le nombre de Portugais s’est mis à baisser dans le canton de Vaud, comme dans le reste de la Suisse. Du jamais vu, après des décennies marquées par deux vagues de migration, la première dans les années 80 et la deuxième, dans les années 2000. Le phénomène intrigue des chercheurs comme Philippe Wanner, professeur à l’Institut de démographie et de socioéconomie de l’Université de Genève, qui participe à une étude en cours sur l’aspiration au retour des immigrants venus du Portugal.

Pour expliquer cette hausse récente de départs, le démographe cite notamment l’introduction de la transmission automatique des données bancaires. «Certaines personnes ont pu craindre de voir taxés leurs biens acquis au Portugal.» Mais les facteurs personnels comptent aussi pour beaucoup, par exemple le moment où les enfants achèvent leur formation. «Ces dernières années, deux classes d’âge ont été particulièrement représentées parmi les Portugais faisant leur retour au pays: 60 ans, qui correspondent à l’âge de la retraite dans le secteur de la construction, et 65 ans.»

Une nostalgie tenace

La génération qui repart actuellement est celle de la première vague d’immigration portugaise des années 80. Mais elle n’est pas la seule à avoir les yeux tournés vers la mère patrie. «C’est une constante par rapport aux immigrants d’autres nationalités. Les Portugais se démarquent par leur volonté de retour. Le moment du départ dépend des circonstances, mais l’idée reste présente chez beaucoup d’entre eux», commente le démographe Philippe Wanner.

L’enquête «Migration-mobility» qu’il a effectuée auprès de personnes arrivées en Suisse ces 12 dernières années montre en effet que le temps n’y fait rien: alors que chez les immigrés d’autres pays de l’Union européenne, le souhait de passer le reste de sa vie en Suisse augmente nettement avec les années (à 48,8%), ce sentiment reste assez stable – et faible – chez les Portugais (17,7%).

Dans le canton de Vaud, cet attachement au pays d’origine peut aussi se lire dans le taux de naturalisation des Portugais. Avec 1,02%, soit 576 passeports suisses attribués en 2020, ce taux est l’un des plus faibles, toutes nationalités confondues. C’est d’ailleurs le cas depuis de nombreuses années, malgré une poussée inédite de naturalisations, entre 2015 et 2019.

Des travailleurs invisibles

«Sur le nombre de Portugais établis en Suisse, la majorité est composée de personnes qui ne restent que quelques années avant de repartir, sans avoir le temps de s’intégrer», observe le démographe Philippe Wanner. Nombreux dans les statistiques, ces travailleurs restent ainsi à la limite de l’invisibilité dans notre société. Pourquoi?

Un relevé effectué entre 2017 et 2018 sur les personnes nées au Portugal et installées en Suisse montre que 50% d’entre elles travaillaient dans l’industrie ou les métiers manuels ou non qualifiés. À l’inverse, seules 3,2% d’entre elles occupaient une fonction managériale. Les recherches récentes montrent aussi que l’immigration portugaise en Suisse reste peu qualifiée, un constat qui tranche avec l’évolution qu’ont connu les travailleurs d’Espagne et d’Italie notamment.

Selon un autre sondage effectué en 2016, les Portugais étaient 24% à avoir une formation supérieure, contre 55% chez les Italiens et 63% chez les Espagnols. «Il n’y a pas d’explication rationnelle, mais quelques hypothèses, avance Philippe Wanner. Par exemple, dans des domaines comme la construction, les réseaux portugais d’amis et de cousins installés en Suisse restent importants et offrent des opportunités à des personnes qui n’en trouvent pas au Portugal.»

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