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Comment les Russes se sont établis dans le monde des affaires suisse

Depuis 2005, le nombre d'entreprises à participation russe a été multiplié par plus de six. Une analyse de 5,5 millions d’inscriptions au registre du commerce suisse donne, pour la première fois, un aperçu de transactions parfois passées sous silence.

Martin Stoll, Dominik Balmer, Patrick Meier, Sebastian Broschinski
Actualisé le 13 avril 2022
Les Russes sont extrêmement actifs dans le monde des affaires suisse. L'étendue de leur activité peut désormais être chiffrée pour la première fois grâce aux données des registres du commerce suisses.
Les chiffres
Sur un total de 5,5 millions d’inscriptions depuis 2005, l’équipe de datajournalistes de Tamedia toutes celles des citoyens russes.
Un point par entreprise est représenté sur la carte. Les points correspondent aux emplacements approximatifs et ont été déterminés à partir des adresses au moyen de l'interface Google Maps.

Résultat: en 2005, au moins un citoyen russe était inscrit au registre du commerce dans 330 entreprises suisses. Ce nombre a fortement augmenté au cours des années qui ont suivi. En janvier 2022, il y avait plus de 2100 entreprises, soit six fois plus.

Voici le graphique de l'évolution. Sans les secteurs d'activité.

Les données proviennent du service de renseignements économiques Crif AG. Le registre du commerce mentionne la situation juridique des entreprises, par exemple les membres du conseil d'administration des sociétés anonymes, les propriétaires des entreprises individuelles, les gérants ou les personnes autorisées à signer.

Le nombre élevé d'entreprises suisses à participation russe est le résultat des bonnes relations entre les deux pays, qui ont débuté avec l'arrivée de Vladimir Poutine au Grand Palais du Kremlin en 1999. Trois ans plus tard, Maxim Artamonov, secrétaire général de la Swiss-Russian Business Association, établie à Genève, s'est félicité des excellentes relations entre les autorités russes et suisses, «en particulier avec les instituts officiels de promotion économique». La «croissance continue et dynamique» vantée à l'époque par Maxim Artamonov n'en était pourtant qu'à ses débuts.

Le collier en or comme symbole du pouvoir: le maître du Kremlin Vladimir Poutine en 1999 avec Boris Eltsine.
Image: kremlin.ru

Mark Pieth, ancien professeur de droit pénal à l'Université de Bâle et expert en blanchiment d'argent, suppose que l'augmentation des entreprises sous influence russe en Suisse est avant tout liée à la croissance du commerce des matières premières. Celui-ci passe en grande partie par la Suisse. La Russie est l'un des plus grands exportateurs de matières premières au monde, notamment de pétrole et de gaz. Selon le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), les recettes nettes du négoce de matières premières en Suisse sont passées de 2 milliards de francs en 2002 à environ 25 milliards de francs en 2017.

Une station de pompage pour l'extraction du pétrole à Priobskoe, en Russie. L'Etat s’immisce dans quasi tous les domaines.
Image: Yuri Kochetko/EPA
Les points névralgiques
Les entreprises russes sont surtout actives depuis les centres financiers classiques: Zoug, Zurich, Genève ainsi que le long du lac Léman et le canton du Tessin.

Le canton de Zoug est particulièrement apprécié des Russes. Selon l'évaluation, près de 400 entreprises actives y sont domiciliées et ont inscrit au moins un citoyen russe au registre du commerce. 285 d'entre elles sont actives dans les secteurs du commerce de gros, de l'informatique, des finances, des assurances ainsi que des services de gestion. Avec ces chiffres, Zoug dépasse les centres de Genève et de Zurich. Les chiffres ne permettent pas de dire de manière définitive quelle est l'influence des citoyens russes et de l'État russe sur ces entreprises. Il est fort probable que des entreprises «occidentalisées» en font également partie.

Pour Martin Hilti, directeur de Transparency International Suisse, le résultat de l'évaluation du registre du commerce est une preuve de «la négligence de la Suisse en matière de lutte contre le blanchiment d'argent et la corruption». Ni le registre du commerce ni aucun autre registre tenu par les autorités ne contient d'informations sur l'identité de l'ayant droit économique de l'entreprise concernée, explique Martin Hilti. Or, ces informations seraient justement «éminemment importantes dans la lutte contre le blanchiment d'argent et la corruption».

L'exemple du canton de Zoug montre à quel point les responsables en savent peu. Début mars, les autorités parlaient de 40 entreprises ayant un «lien russe» ou un «lien direct avec la Russie». Bernhard Neidhart, directeur de l'Office de l'économie et du travail du canton de Zoug, déclare aujourd'hui à ce sujet: «Nous étions conscients que ces 40 entreprises ne représentaient qu'un sous-ensemble en raison du manque de possibilités statistiques».

L'exemple de Zoug
Une chose est claire: nulle part en Suisse, la densité d'entreprises à influence russe n'est aussi importante que dans le centre-ville de Zoug. Ici, les entreprises russes sont actives dans le commerce de gros, principalement dans le gaz, le fer et les produits chimiques.

Le long de la Baarerstrasse à Zoug, les magasins russes se succèdent.

À de nombreuses adresses, on trouve plusieurs entreprises avec des acteurs russes inscrites au registre du commerce.

Nombre d’entreprises
1
2 - 3
4 - 7
8+

Au-dessus du centre commercial «Metalli», la société Metal Trade Overseas SA mène ses affaires depuis des années. L'entreprise fait partie du groupe Norilsk Nickel de l'oligarque russe des métaux Vladimir Potanin. A quelques pas de là, une entreprise de l'oligarque Oleg Deripaska a également son siège zougois.

L'oligarque Vladimir Potanin avec le chef du Kremlin Vladimir Poutine lors des Jeux olympiques d'hiver 2014 à Sotchi.
Image: Ivan Sekretarev / AFP via Getty Images
Le fabricant d'engrais Eurochem, dont l'actionnaire principal est Andrei Melnitschenko, est également établi à la «route des Russes». Le magnat des matières premières fait partie des personnes les plus riches de Suisse. Il est domicilié à Saint-Moritz et fait l'objet de sanctions. Motif: «Il fait partie du cercle le plus influent d'hommes d'affaires russes ayant des liens étroits avec le gouvernement russe».
L'une des personnes les plus riches de Suisse: l'oligarque Andrei Melnitschenko.
Image: Andrey Rudakov / Bloomberg via Getty Images
Quelques portes plus loin se trouve la société Nord Stream 2 AG. Ses employés ont entre-temps été licenciés et les bureaux sont vides. Le gazoduc Nord Stream 2 aurait dû pomper du gaz directement de la Russie vers l'Allemagne. Le gouvernement allemand a stoppé la certification en raison de la guerre en Ukraine. Le président du conseil d'administration de la société, dirigée par l'ancien agent de la RDA Matthias Warnig, est l'ancien chancelier allemand Gerhard Schröder.
De bon amis? L'ancien chancelier allemand Gerhard Schröder avec Vladimir Poutine lors de son 53e anniversaire à Saint-Pétersbourg.
Image: Reuters

Dans sa vidéo révélatrice, le critique du Kremlin Alexei Navalny mentionne à plusieurs reprises les liens avec la Suisse. Dans ce contexte, il mentionne l'ancien agent de la RDA Matthias Warnig, le directeur de Nord Stream 2 AG à Zoug. Avec plus de 100 millions de clics, la vidéo de Navalny est un succès sur internet.

Les aidants

Pendant des années, des avocats et des fiduciaires suisses ont bien vécu de leur clientèle russe. Ce commerce discret était vaste: mise en place de structures d'entreprise, organisation d'un permis de séjour, achat d'un bien immobilier, obtention de comptes bancaires et école privée pour les enfants.

Avec les sanctions globales, les enquêteurs s'intéressent désormais aussi à de tels prestataires de services. En effet, des pays comme les Etats-Unis appliquent les procédures de sanction de manière large. Il est possible que le prochain voyage de vacances d'un prestataire de services financiers suisse en Italie se termine par une détention en vue d'une extradition.

Selon l'analyse des données, le plus actif des «facilitateurs» agit discrètement et dans l'ombre depuis le district financier de Zurich. Il a son bureau non loin de la Banque nationale suisse. Son nom est inconnu du public. Au fil des ans, l'homme a joué le rôle d'administrateur et d'intermédiaire pour 48 entreprises ayant une clientèle russe: du commerce de pierres précieuses aux sociétés de logistique en passant par des sociétés d'investissement médicales. Ces derniers jours, il est difficilement joignable par téléphone. Il ne parle pas aux journalistes. Le slogan de cet homme de 66 ans:
«L’argent aime le calme.»

Sur internet, il se présente à ses clients devant un fond vert clair, souriant et satisfait, avec un brushing et une cravate jaune vif. Il promet une «confidentialité absolue» et des solutions commerciales solides et créatives.

Personne ne fait plus assidûment des affaires avec les Russes que cet homme de paille qui a actuellement son bureau à Zurich. Son slogan: «L’argent aime le calme.»
Image: Screenshot

L'un de ses services devrait être particulièrement apprécié de la clientèle russe en ce moment: le rapatriement de capitaux investis à l'étranger. Le «rapatriement» de l'argent à l'aide de structures de holding et de crédits de banques suisses est une «solution logique», écrit l'agent fiduciaire.

Pour ceux qui souhaitent rester, le bouillonnant homme d'affaires propose des «prestations médicales de luxe», des opérations de chirurgie esthétique, des rendez-vous dans une maternité ou encore des procédures de divorce.

Les sanctionnés

La guerre en Ukraine et les sanctions imposées à la Russie ont mis fin à la longue amitié russo-suisse. De nombreux Russes riches et bien vus sont devenus, du jour au lendemain, des persona non grata.

La demande envoyée par le cabinet d'avocats zurichois Bratschi était claire et sans équivoque: qu'il veuille bien quitter la fondation «New Economic School Foundation». Piotr Olegovitch Aven, fondateur du puissant groupe russe Alfa et soi-disant proche de Vladimir Poutine, a accepté tacitement cette demande.

L'oligarque Pjotr Awen reçoit une médaille et des applaudissements du chef du Kremlin Vladimir Poutine en 2005.
Image: Alexander Nomenov / POOL / AFP

En tant que membre du conseil de fondation, le richissime oligarque était devenu inacceptable au sein de la «New Economic School Foundation» après que la Suisse l'ait également placé sur la liste des sanctions.

Travaille avec l'oligarque Piotr Awen: Hans Hess, ancien conseiller aux États radical obwaldien.
Image: Gaetan Bally / Keystone

La fondation est domiciliée chez l'ancien conseiller aux Etats PLR Hans Hess à Sarnen (OW). Il y a quelques jours, Piotr Awen s'est fait rayer du registre suisse des fondations.

Pourtant, Piotr Awen, qui possède un appartement de vacances à Saanenmöser près de Gstaad (entre-temps bloqué par les autorités), était un hôte apprécié de l'élite économique helvétique. Des entreprises suisses de renom ont mis de l'argent à la disposition de la fondation pour que des étudiants suisses puissent être envoyés à l'école de commerce privée de Moscou.

Dans cet hôtel de Gstaad, l'oligarque Piotr Awen possède un appartement de vacances, entre-temps bloqué par les autorités.
Image: pd

La banque privée genevoise Lombard Odier faisait également partie des sponsors. «Nous sommes heureux de soutenir des jeunes gens talentueux qui détermineront l'économie mondiale dans quelques années», a déclaré la banque pour justifier son engagement en 2011.

Or pour la fondation, l'avenir sera difficile, estime le secrétaire de la fondation Florian S. Jörg - «comme pour tant de choses qui ont grandi entre la Suisse et la Russie».

Le député russe de la Douma, Boris Paikin, est également indésirable en Suisse. Il a 56 ans et est inscrit au registre du commerce.

Le député de la Douma Boris Paikin est sur la liste des sanctions. Jusqu'en 2014, il était actif en Suisse dans le domaine des affaires.
Image: Screenshot

A Lausanne, l'oligarque Alischer Usmanow s'engage pour l'escrime et siège à la Fondation pour le Musée International de l'Escrime. Ce Russe richissime (fortune estimée à 16,6 milliards de dollars) figure lui aussi sur la liste des sanctions. Selon l'opposant russe Alexei Navalny, Alischer Ousmanov a un domicile à Lausanne. Le gouvernement vaudois s'en distancie. Le Russe ne possèderait qu'un visa Schengen qui lui permet de séjourner trois mois par an en Suisse.

Alischer Ousmanov et Vladimir Poutine lors de la remise du prix d'État 2018 au Kremlin
Image: Mikhail Svetlov / Getty Images

Pour l’expert en droit pénal Mark Pieth, il ne fait aucun doute que les Russes vont contourner les sanctions. Il suppose que depuis l'annexion de la Crimée en 2014 par la Russie, des structures ont déjà été créées pour mieux cacher des fonds en Suisse.

Les affaires russes devraient à l'avenir devenir plus invisibles en Suisse et donc les inscriptions au registre du commerce moins fréquentes, estime Mark Pieth. «Jusqu'à présent du moins, les Russes n'ont pas eu à se cacher en Suisse», dit-il.

«Jusqu'à présent du moins, les Russes n'ont pas eu à se cacher en Suisse», affirme Mark Pieth, expert en blanchiment d'argent.
Image: Walter Bieri/Keystone